mardi 21 décembre 2010

Quelques mois tout au plus, Les Amnésiens (3)

Elle connaîtra un moment de panique en quittant, pour la dernière fois, son lieu de travail. Elle se répétera c'est fini, en pensant ce n'est pas possible.

Dès le lendemain, la cruauté de sa situation lui apparaîtra et s'imposera avec une simplicité implacable. Elle restera toute la journée à boire du café assise près de la fenêtre devant l'immensité du temps dont elle n'a que faire. Le caractère durable, et peut-être définitif, de ce nouvel état lui donnera le vertige. Elle voudra se confier à ses amis et laissera sur des boîtes vocales des messages qui resteront sans réponse. Plus tard, dans la rue, des relations de longue date ou d'anciens amants ne la reconnaîtront pas et se dégageront vivement lorsqu'elle les attrapera pas le bras, d'ailleurs elle n'osera pas.
Cherchant un nouvel emploi, on la laissera plantée comme un objet encombrant face à une secrétaire dont le regard s'attardera sur le lacet effiloché de l'une de ses chaussures : "Non, monsieur le directeur ne peut pas vous recevoir, soupirera-t-elle, nous n'avons besoin de personne", appuyant ostensiblement sur un nous qui l'exclura sans retour.

mercredi 15 décembre 2010

Thé au citron

Toutes les choses importantes ont été dites autour d'une tasse de thé, chaque événement marquant en a été précédé, accompagné ou suivi.
Lorsqu'ils voulaient se parler, ils se préparaient du thé. L'eau frémissante dans la bouilloire donnait le signal. Elle le prenait avec une rondelle de citron que, tout au long de la conversation, elle écrasait avec sa cuillère pour en extraire le jus. Plus l'échange était pénible, plus elle maltraitait la rondelle de citron. Qu'elle finisse dépouillée de toute sa pulpe et sectionnée en plusieurs endroits, signifiait qu'il se tramait quelque chose de grave.
C'est ainsi qu'en interrogeant le fond d'une tasse, j'ai compris que cette fois-ci mes parents allaient vraiment se séparer.

lundi 13 décembre 2010

Sans titre 5

Il est fatigué. Il parle de fatigue à défaut de trouver de mot plus juste. Sa vie est pleine et accomplie et son cœur sonne creux.
Cet après-midi, il passe devant une petite église triste et grise et parce que l'un de ses rendez-vous a été annulé ou qu'il s'est mis brutalement à pleuvoir, il entre.
Il est aussitôt saisi par la densité du silence et de l'immobilité. Le temps ici ne s'enfuit pas, il s'installe et se cristallise en voûte de pierres sous laquelle s'abriter, en banc de bois pour se reposer. Alors puisqu'il a déjà échappé au cours de sa vie en entrant ici, il s'arrête dans une petite chapelle latérale. Il allume un lumignon sous un tableau de la Vierge. Il s'assoit et écoute simplement l'écho de la vie en lui. La lueur de la flamme réveille l'or du tableau. Elle se réfléchit dans la prunelle ardente de la Vierge, illumine son sourire immuable. Un sentiment de paix gonfle son cœur.
Il lui semble confusément reconnaître quelque chose, qu'il aurait connu enfant ou dans une vie parallèle à la sienne ou peut-être est-ce plutôt quelque chose à quoi il aspire depuis longtemps. Il reste jusqu'à ce que la flamme de la bougie s'éteigne.
Lorsqu'il sort, la nuit est tombée, il n'a rien fait de la journée et raté une réunion importante. Cela ne l'inquiète pas et comme la fatigue l'a quitté, il rentre à pied chez lui en flânant sur les quais.

mercredi 8 décembre 2010

Théorème de Pythagore et autres mystères

Robin a mis la chaîne des clips qu’il regarde, affalé sur le canapé, en proie à cette incommensurable fatigue qui terrasse les adolescents en pleine croissance. Pour se reconstituer, il fait un sort au paquet de chips maintenu sur ses genoux. Il n’a pas de devoirs. Gaspard essaye d’adopter la même attitude délibérément négligée. Plus petit, il n’arrive pas à caler ses baskets poussiéreuses sur la table basse mais lui non plus n’a pas de devoirs. Il faudrait que je vérifie. Il faudrait que je sévisse. Les enfants d’aujourd’hui n’ont-ils vraiment rien à faire après l’école ? Le théorème de Pythagore se forme-t-il spontanément dans leur esprit ?
Le scenario est bien rôdé. Offensé par mes soupçons, Robin me montrera son cahier de textes où il est écrit : voir la leçon. Et il l’aura vue. C’est-à-dire qu’il aura ouvert son cahier et parcouru la page. Il est demandé de voir pas d’apprendre par cœur ! Pour la forme, il rouvrira le cahier en question en continuant à regarder les clips, un peu plus avachi encore, trop fatigué pour pouvoir même battre la mesure. Ainsi mon autorité semblera respectée et il aura la paix. Je suis faible. Je ne pense qu’à être aimé de mes enfants, le devoir éducatif m’échappe totalement.