jeudi 26 avril 2012

Nanosecondes d'éternité


La route crevait le paysage. Je m’étais trompée à un embranchement et ne cherchais pas à atteindre ma destination initiale. Je roulais. J’avais ouvert les vitres de la voiture malgré la fraîcheur. L’air entrait violemment et faisait pleurer mes yeux. A l’horizon miroitait la ligne de la forêt.  Je voulais juste m’enfoncer dans la campagne, faire le vide ou le plein.
Je laissai la voiture à l’orée du bois et poursuivis à pied, au hasard, sans but précis. Aussi incroyable que cela puisse paraître, je n’avais pas marché dans une forêt depuis mes années de jeunesse. J’abordai le sentier comme le pont d’un gigantesque navire. Quelques bouquets d’arbres plus loin, les rives de mon monde commençaient de sombrer. Je pénétrais les mystères d’un autre, un entre ciel et terre d’écume verte, ombré, murmurant, de plus en plus profond.
Je perdis bientôt la notion du temps et des distances. On m’attendait ailleurs, personne ne me savait ici. Je ressentais une griserie d’enfant à cette promenade clandestine.
Après plusieurs heures de marche, toutes amarres rompues, je m’abandonnais totalement à la magie du lieu, à des années lumière de ma vie.
Les frondaisons très denses ne laissaient plus pénétrer que de rares phosphorescences à la précision aveuglante de lames. J’avançais sous cette canopée serrée qui formait comme une caverne de malachite tachée de fragments irréels d’outremer, lumineuse comme une nuit claire et pure, une promesse.
Je me trouvais dans un état singulier sans doute. Je ne m’explique pas autrement ce qui arriva.

mercredi 18 avril 2012

C'est probablement idiot, quoique..


Son cœur bat plus vite, plus fort, vraiment, et il a envie de rire et de traverser les océans d’une pétillante brasse papillon et le monde et ceux qui le peuplent sont absolument merveilleux, il ne s’en était pas aperçu jusque-là. Il est amoureux. Il est heureux.
Elle est assise juste à côté de lui. Tout chavire autour d’eux. C’est comme ça, comme dans les chansons. Il lui dit qu’elle l’enivre, que non il ne reprendra pas de vin, ça ne serait pas raisonnable. Elle rit. Elle aussi, elle doit être amoureuse et heureuse.
La vie vaut d’être vécue sans plus l’ombre d’un doute, voilà.
Dit comme ça, c’est stupide. Ce bonheur tout simple un peu niais, pensez-vous - pense-t-il aussi car il a de la hauteur de vues habituellement, il n’est pas idiot. Mais quand on le ressent ce bonheur-là, c’est bouleversant.
Un homme ne peut rien espérer de plus beau. En tout cas, c’est réellement très très haut dans l’échelle de la beauté.
Bref, Juliette l'a embrassé.

vendredi 6 avril 2012

De petits ruisseaux candides


L’univers de tante Lila s’étendait de la chambre exiguë et sombre du bout du couloir à la grande cuisine familiale toute carrelée de bleu lavande. Je l’ai toujours connue là, comme l’horloge comtoise près du piano et le chat Horus sur le rebord de la fenêtre.
Dans le vaste appartement hérité par mon père d’un grand-oncle célibataire et fortuné, elle consacrait son temps aux tâches ménagères. Elle vaquait jour après jour avec calme et discrétion, de la lessive au tricot, du repassage à l’épluchage de légumes. Elle ne franchissait le seuil que les mardis et vendredis matins pour se rendre au marché de la place de la République. Elle remplissait son caddie de produits frais destinés à la confection de nos repas, toujours délectables, de tartes de saison, de viandes mijotées ou de légumes farcis. Avant de regagner l’appartement, elle faisait une halte au Grand café Luz où elle sirotait un capuccino en terrasse, quel que soit le temps. C’était sa seule folie autant qu’on puisse la qualifier ainsi.
Je n’ai pas le souvenir - mais j’étais si jeune et les règles qui régissent la vie des adultes m’étaient inconnues - que quelqu’un l’ait empêchée de parcourir la ville, la région, le monde. Il semble que jamais elle n’ait aspiré à repousser les frontières de son minuscule univers. Je peux aussi bien me tromper. En réalité, nous ne savions rien des états d’âme, des espérances et des chagrins de cette femme effacée et j’ignore tout des raisons qui ont fait qu’elle vécut toute sa vie comme une domestique au service de notre famille.
Vers l’âge de huit ans, et jusqu’à mes dix ans, j’ai souffert de bronchites chroniques qui m’ont obligé à manquer régulièrement l’école. C’est lors de l’une de ces journées de repos forcé que pour la première fois, j’ai entendu ma tante chanter.