mardi 26 juin 2012

Couleurs acides


Mon premier souvenir de mon père coïncide avec la découverte de son existence.
J’avais cinq ou six ans.
Je vivais dans une ignorance bienheureuse tout imbibé d’amour maternel.
J’étais un enfant vif et joyeux, content de vivre, comblé jusqu’à ce que j’apprenne qu’il me manquait quelque chose.
Ce jour-là, dans la boîte aux lettres, une étrange missive.
C’est une carte de ton papa. 
Jamais nous n’avions évoqué la question du père et je ne me souviens ni d’avoir été intrigué par l’absence dans mon environnement immédiat de cet élément pourtant fondateur ni d’en avoir souffert.
Dans un emballage de papier bulles, un carton rigide peint format A4, des couleurs comme un orage avec un fouillis de petits personnages qui planaient dans tous les sens comme des oiseaux migrateurs désorientés, çà et là des soleils miniatures réalisés à la feuille d’or et le mot papa, en bas à droite..
Waouh !!! Je courus me barricader dans ma chambre. J’y attendis le reste de la journée le déclin de l’onde de choc pendant que ma mère tambourinait à ma porte.
Les jours suivant ce séisme émotionnel, répliques et révélations confirmèrent l’invraisemblable. Je n’étais pas né comme je le croyais de ma mère et d’elle seule, éventuellement assistée d’une puissance supérieure, mais aussi d’un homme, un vrai homme, comme le papa de Martin ou celui de François, tu vois. Sauf que le mien était hors de ma portée, divinement beau, incroyablement intelligent, un être exceptionnel, un créateur comme les siècles en portent peu et dont le nom survivrait aux inévitables révolutions artistiques et aux invasions extra-terrestres. Waouh !!!
Jorge Wieller. Tu vois, il t’a donné son nom : Wieller. 
Le nom, l’écho de la renommée et plus tard, la palette de couleurs acides.

mercredi 20 juin 2012

Les dinosaures ont un petit coeur tout mou


Privée à jamais de l’amour de son bien-aimé, après avoir épuisé son corps et son âme de toutes ses ressources de larmes, elle se laissait dépérir et s’éteignait un ou deux ans plus tard, d’épuisement, de désespoir, de faim impossible à rassasier, elle mourait.
Elle nous fait bien rire aujourd’hui et essayez même de la prendre pour figure romanesque, votre ouvrage sera classé dans la collection Historique.
La douleur est un archaïsme.

vendredi 1 juin 2012

J'ai suivi dans la rue une femme dont le manteau m'était familier

Je me souviens avec une grande netteté des 24 heures qui ont précédé mon premier internement.
Aucune vérité embusquée, tout dans cet épisode se donne en pleine clarté.
A 3 h du matin, un mercredi, troisième jour d’une semaine au terme de laquelle se profilaient pour moi de cruciales échéances, alors que je peinais à achever un travail de traduction, je remarquai soudain l’alignement singulier des stylos… par trois. Un bref coup d’œil et je compris. Les post-it aussi et les photos de famille sur l’étagère, les rognures d’ongle dans le cendrier.
J’ai fait méticuleusement le tour de l’appartement, des placards… Ça se confirmait. Tout s’organisait par trois, par groupe de trois.
Ce prisme braqua enfin sur la réalité une lumière sans détour. Le monde, y compris l’invraisemblable fourbi de mes actes et de mes pensées, affichait enfin d’explicites contours. Ce quelque chose qui jusque là m’avait échappé, je le saisis cette nuit.
Illumination, révélation, délire, peu importe le nom dont on affuble cette expérience.
La limpidité avec laquelle les choses me sont alors apparues était à peine soutenable et ne me laissait aucune alternative.
Avec un calme qui ne m’était guère coutumier, je me suis levé de ma table de travail où j’étais revenu méditer et, sans hésitation, j’ai arraché l’ordinateur à ses branchements et l‘ai jeté par la fenêtre. Je suis descendu au rez-de-chaussée, à la boulangerie. C’est moi, ai-je annoncé à Gérard qui pétrissait avant l’ouverture. Il n’avait pas vidé la caisse de la veille, j’ai tout pris.
Je me suis rendu chez Héloïse. Je voulais lui annoncer notre rupture. J’ai frappé. Elle n’a pas répondu, probablement dormait-elle chez sa sœur à Viroflay. J’ai défoncé la porte avec l’extincteur. Elle comprendrait, je ne pouvais pas être plus clair.