jeudi 31 octobre 2013

Femme avec enfant


L’hiver est interminable. Il neige sur ses yeux. C’est tant mieux, où qu’elle porte son regard, les choses paraissent ternes et sans issue.
Il a sept ans. Il n’a pas de nom. Trois mois après sa naissance, sa grand-mère a mis fin à l’inconcevable. Elle s’est penchée sur le berceau et a murmuré « Julien… ».
Sa mère, elle, continue de l’appeler l’enfant.
Comme chien, prairie, océan, pot en terre… elle dit « l’enfant ». « Viens l’enfant ! Où est l’enfant ? ». Parfois, au comble de l’amour, elle dit : « Mon enfant ».
Elle le regarde dormir. Il est sa seule joie véritable. Il n’y a rien d’autre. Son petit front pâle se plisse, troublé par un rêve. Une eau limpide déchirée par la meurtrissure d’un silex. Il serre très fort un mouchoir dans sa main. Elle ne l’a pas embrassé pour lui dire bonsoir. Elle était agacée, fâchée contre lui. Des bêtises. Elle regrette tant. Elle pleure. Elle l’appelle. Dans la pénombre de la chambre, elle dit : « Mon enfant ».
L’égalité des jours est un refuge désespérant. Elle prend le bus matin et soir, aux heures de pointe. Elle est debout dans l’allée centrale, accrochée à une poignée en plastique. Souvent elle fredonne en rêvant de tenter sa chance sur les bateaux de croisière. Elle a une belle voix. Son trajet est long. À chaque arrêt, elle est refoulée un peu plus à l’arrière. Elle pense au paysage radieux des campagnes au printemps. Elle dit à voix basse, à cœur murmurant : « J’aimerais marcher au bras d’un homme, qu’avec notre amour nous regardions au-delà des courbes vertes des collines… mais mes yeux sont fatigués, mon ventre flétri et l’enfant pleure la nuit. »
Elle rêve en marchant, astiquant, passant du rouge sur ses lèvres, découpant en petits cubes la viande de l’enfant.
Elle feuillette un livre sur le Brésil. L’enfant est dans l’armoire, il se tait. Elle tient la petite clé dans sa main.

jeudi 17 octobre 2013

Dans la subéraie, un combattant

Le rouge dans l’obscurité émet une vibration caverneuse.
Tout de suite, en roulant de sous la bâche du camion vers le lit caillouteux du chemin, il a entendu l’étrangeté du paysage.
À demi-assommé par sa chute, il a fixé un instant des yeux cet inframonde et distingué à la pointe de la lune l’immensité du maillage sombre et dense des branches, soutenu par d’innombrables colonnes rouges.
Rouges et bourdonnantes.
Au matin diaphane, le grondement de rivière souterraine de la subéraie s’est tu, étouffé par la lumière et la rumeur d’invisibles animaux.














La forêt couvre les collines sur des kilomètres. Si cet éloignement le protège, la distance n’est rien comparée à la durée qui maintenant le sépare de son combat et des siens.
Il palpe, scrute, renifle la terre, la trace d’un lièvre, les broussailles d’arbousier et de myrte. À tâtons apprivoise l’inframonde où se tapir. Il est là pour longtemps, des jours, des semaines, pour tout le temps qu’il faudra.  Il restera jusqu’à l’oubli, jusqu’au signal de la dernière bataille, à fourbir en silence sa volonté et son arme, à maintenir droite et pure l’idée qui l’a menée là.
Baignés des nuées argentées de l’aube, les écorchés.
Les longs troncs à vif des chênes lièges, rouges.
Par-delà leur armée en haillons, les villages phosphorescents halètent sous les guerres fratricides.
Combien de morts depuis hier soir ?

mercredi 2 octobre 2013

La marche du sans-le-sou

Je marchai, je marchai des heures, des jours, des mois durant.
Ma vie s’était réduite à cette seule activité.
Un effroi de funambule me maintenait éveillé.
Quand on n’a pas un sou en poche, on marche, on marche exclusivement et totalement. Il faut être sage ou indigent pour accéder aux abyssales dimensions  de la marche, on y vient et en jouit toutefois différemment selon que l’on est l’un ou l’autre.
Le sans-le-sou à vrai dire n’a pas d’alternative. Que faire d’autre ?
Pas de choix en grisant préambule de mon expérience, aucune quête spirituelle ou promesse d’extase.
Durant des mois, le plus fatalement et prosaïquement du monde, j’ai expérimenté le labyrinthe de la ville, prolifération de rues équivalentes qui si elles tracent différents chemins ne mènent jamais nulle part.
Dans ces rues absurdes, j’avançais d’un pas qu’on eût pu qualifier de nonchalant et presque aristocratique, sauf la chaussure éculée et la mine affligée.
Le sans-le-sou qui dispose de temps à revendre s’applique à prolonger toute distraction pour l’occuper. Je marchais lentement.
Devant moi, la rue s’étirait et oscillait comme un élastique.