lundi 15 décembre 2014

Créatures invisibles et objets doués de vie


J’étais un enfant, je vivais avec mes frères et mes parents en lisière d’une petite ville de banlieue, dans une modeste maison environnée de campagne, champs à perte de vue et forêt touffue, derrière une inextricable haie de thuyas où s’attardait la rosée et proliféraient les araignées. 
J’étais un enfant, je vivais dans une dimension plus vaste que la simple réalité de ma famille, de l’école, de la haie de thuyas, entouré de créatures invisibles et d’objets doués de vie. Aussi loin que je me souvienne, j’entrais en communication avec tout ce qui peuplait le monde. J’assistais depuis la terrasse aux conciliabules des moineaux sur la meilleure façon de berner le chat des voisins, la pluie frappant les carreaux de ma chambre m’envoyait des messages cryptés, le fauteuil râpé sur lequel je livrais des batailles de figurines m’alertais toujours au retour de mon père de son humeur, d’un massif de graminées le long du chemin s’échappait un ensorcelant bouquet de voix de fillettes… Tout vivait, bruissait constamment et le plus simplement qui soit.
Un jour, au fond de la remise abandonnée, dans les rayons lumineux d’un tourbillon de poussière, le temps d’une vibration de l’air, m’apparut même un ange, un vrai, sans ailes mais doté de l’intensité de présence propre aux êtres de cette nature. J’en fus saisi, sapristi un ange ! puis transporté mais pas effrayé. Une enfance pétrie de catéchisme et de vieux contes où le surnaturel règne en maître et des dispositions naturelles m’avaient déjà rendu familiers les esprits de toutes sortes.

jeudi 27 novembre 2014

Attendre a fait son temps


Quand ai-je commencé à ne plus attendre ?
Difficile de dater ce non-évènement passé d'autant plus inaperçu que l’objet de ma folle espérance a continué à hanter mon esprit en dehors de toute attente. Je me suis mis à y penser routinièrement pourrait-on dire, comme un bateau lancé à pleine vapeur poursuit sa course une fois les gaz coupés, emporté par sa propre vitesse.
Je peux en revanche précisément dater le jour où j'en ai pris conscience : le 28 octobre 2007. Je regardais des amis remonter le sentier vers le gîte que nous avions loué en Sologne. Le vent, par bourrasques, m’apportait leurs rires et le parfum des sous-bois. La forêt était rousse et douce, d’une beauté qui vous met avec tendresse la main sur l’épaule. Je me sentais bien, tout simplement, en paix. Tiens, je n'attends plus, me suis-je dit.

lundi 24 novembre 2014

Minuscule Atlantide


Ils sont partis, lui non. Ils ont pris avec eux l’argenterie, la télévision écran plat, le contenu des armoires sauf les conserves.
Il a gardé lesdites conserves, le chat et le pommier que l’on voit par la fenêtre bien que, presque aveugle, lui n’en distingue plus qu’une mélodie froissée les jours de vent.
Ils s’en sont allés avec tous les autres, lui est resté. C’était juste avant que la presqu’île devienne une île.
Ils ne sont jamais revenus.
La mer grise a continué de monter. Son écume cendreuse a grignoté la plage, suivie, si vite, d’une eau sombre et définitive.
La mer grise s’est étendue sur les champs, le village.
De sa modeste colline, il a flairé son odeur d’algues, aigre et collante. De plus en plus proche, on pouvait presque la toucher du doigt après le petit muret.
Il a entendu le chat s’affoler et tourner en rond dans jardin. Ses feulements dérisoires contre les cris des oiseaux de malheur.
Bientôt le jour ne s’est plus levé, obscurci du manège incessant d’innombrables volatiles, goélands, macareux, cormorans, fous de Bassan,… À certaines heures, leur insoutenable vacarme vous arrachait des larmes nerveuses : leurs cris, une armée de craies sur un tableau noir, et leurs ailes musculeuses, des volées de gifles sur l’air mouillé.
Les jours et les jours et les jours sont passés dont il n’a pas tenu le compte. Le jardin changé en éponge s’est rétréci sous les dents d’écume, le petit muret s’est éboulé et enfoncé dans la boue. Un matin, l’un des rares fruits que donnait encore le pommier est tombé dans sa main, de la taille d’une mandarine à peine, gluant et écailleux comme un poisson.

vendredi 31 octobre 2014

Le matin, la fin







La beauté du monde
Quelquefois
Si désarmante et meurtrière


Toute la nuit, la douleur a tenu
Débordé, effacé les limites
Un univers entier
De douleur
Encore une fois
Et d’un coup, au plus obscur, un éblouissement
Une paix inouïe
Comme rarement
Comme jamais
Se lever dans cette paix
Effleurer le parquet, à peine, comme une âme délestée

lundi 6 octobre 2014

Le glaneur de la place de l'église


Les pommes, les cabossées, les pas plus grosses qu’une mandarine, celles qu’ont un gnon brunâtre en pleine trogne ou la peau terne. Ils n’en veulent pas. Moi si, et je leur laisse volontiers les rouges au calibre breveté et les vertes acides passées à la cire.
Les pommes qu’on retrouve le samedi vers 13 h 30 dans le caniveau à côté de la place de l’église font mon délice. Je les cueille avec précaution entre un quignon de pain détrempé et un gobelet en plastique. Je les dépose dans mon cabas, un filet à fines mailles rouges et bleues avec lequel ma mère faisait déjà son marché « Comme d’habitude, hein ?! 120 gr de steak haché de cheval pour le petit». On en trouve plus de la viande hachée de cheval, celle que je mangeais le mercredi en alternance avec le foie de veau, bon pour le fer. Tu deviendras grand et fort…
Avec les pommes pas belles, on trouve aussi des salades un peu flétries à manger de suite, des bouquets de brocolis atteints de jaunisse, des carottes tordues, quelquefois une demi-cagette de tomates et dans une barquette deux cannellonis que le marchand de spécialités italiennes laisse au pied d’un arbre. Que faire de deux cannellonis qui demain ne seront plus du jour… ça se vendra pas !

mardi 23 septembre 2014

Le défi du 23 septembre 2014


Il n’est jamais trop tard.
Parole de sage ou de raté. À ce détail rhétorique il refuse de s’attarder et ne cède pas plus à la tentation de disserter comme l’y enjoint sa nature retorse.
Il n’est jamais trop tard. Un point, c’est tout.
Il va, maintenant, entrer dans la vie. Vraiment. Comme on entre dans la mer. Ça tombe bien, la mer s’étend ample et verte à ses pieds.
23 septembre 2014, premier jour de vacances dans ce coin perdu de la côte amalfitaine. Les conditions les plus favorables sont réunies pour son audacieux projet. Vivre. Hic et nunc.
Voilà trop longtemps qu’il se sent comme une plaine désolée.
Quelques jours avant son départ, la pitié que lui a souvent inspirée l’inconséquence de son existence était parvenue à un degré jamais atteint encore. Au cours de la soirée, des amis s’étaient délectés du souvenir de magnifiques paysages du Connemara qu’ils avaient découverts ensemble dix ans plus tôt et l’avaient taquiné à propos de ce tableau qu’il voulait à toute force acheter à un vieux peintre récalcitrant. Autant de choses dont évidemment il ne se rappelait pas.
Défaut d’attention ou d’implication. La rapidité avec laquelle les instants sombraient définitivement dans l’oubli était sidérante. Il ne retenait rien. Pour parler clair, ne vivait pas ce qu’il vivait, ne faisait que survoler sa vie, toujours occupé à autre chose, pressé par l’instant d’après, obsédé par celui d’avant, déterminé à ne pas se risquer dans le bain corrosif du présent. Ce constat d’une insondable tristesse lui était venu avec un début de gueule de bois. Il s’était couché totalement déprimé aux côtés de sa pauvre vie toute nue. Son anniversaire approchait et, du point de vue statistique, il était parvenu à la moitié de son existence ; la première moitié étant censée être la plus exaltante. Et qu’en restait-il ? Pas grand-chose. Quelques moments forts – pas forcément ceux auxquels on s’attend –, une poignée de mornes îlots essaimés à des mois, des années de distance les uns des autres.
Tenu éveillé par ces lancinantes pensées, le lendemain il avait décidé d’une révolution et réservé un billet pour Naples.
Il n’est jamais trop tard.