jeudi 29 juillet 2010

La vie à votre fenêtre


Le temps devient si long que ce n'est plus le temps.
L''instant, l'éternité confondus n'ont plus que la coquille vide de leur nom.
Et la vie pour vous est un carré de ciel.

En réalité, pas exactement un carré mais un triptyque composé de trois rectangles, les trois vantaux de la fenêtre sur lesquels se dessine un petit bout de ciel ou bien le ciel tout entier, car il suffit de croquer un morceau de pomme pour savoir le goût de la pomme. Le ciel à votre triptyque est d'un bleu uniforme, immuable et las. Parfois le déchire la trajectoire d'un avion d'où perle un sang mousseux et blanc. Toujours la même ligne, partant du dernier tiers du vantail droit vers l'angle supérieur du troisième. Lorsque le bleu monotone s'est ressoudé, vient l'heure du repas de midi, une omelette, une purée, quelque chose de facile à mâcher et à avaler. Plusieurs déchirures ensuite se succèdent, à intervalles réguliers, et dans la nuit un clignotement ténu, têtu.

Certains jours, la beauté du ciel à votre fenêtre vous bouleverse d'une infinité de teintes qui le réinvente à chaque seconde. Bulles, plumes, enroulements, moutonnements, blanchâtres, grisâtres, stries violacées, scintillements de plomb, vapeurs évaporées. Le ciel jamais le même, toujours changeant, si monotone dans son inconstance. Soudain... un vol d'hirondelles, rapide et perçant, distrait puis lasse.

Du temps où vous n'étiez pas au lit toute la journée, où vous restiez une partie du temps sur le fauteuil, vous aviez une autre perspective. De la fenêtre vous voyiez le ciel bien sûr mais aussi le toit gris et pentu de l'immeuble d'en face et les fenêtres du dernier étage, inhabité depuis des lustres. C'est là, à la plus haute fenêtre que s'entraînait à l'accordéon, une jeune fille pâle et maigre. Elle jouait mal, elle jouait faux mais son visage tendu, éperdu lorsqu'elle essayait d'arracher une harmonie à l'instrument trop lourd pour elle, a enchanté votre jeunesse d'une émotion singulière, une douleur au fond de la gorge qui empêche de respirer et qu'on attend pourtant tout le reste du temps. Chaque soir, avant de disparaître brusquement ravie par un représentant de commerce du canton voisin, elle apparaissait dans le vantail central comme une madone et dans ses cheveux châtaigne, le soleil couchant venait mourir avec des reflets de feuille d'or.

Du temps où vous étiez encore un peu plus vaillant, vous vous leviez du fauteuil pour atteindre la fenêtre, et là, en plus du ciel, du toit gris et pentu, de la madone maigre et dissonante : les frondaisons des arbres de la petite place, bruissantes, épaisses et d'un vert profond de lac de montagne. L'hiver, à travers les bras tordus et gelés des arbres, vous observiez jouant bruyamment au ballon de jeunes garçons, pareils à tous les jeunes garçons du monde, immortels avec leurs cris de guerre et leurs genoux écorchés. Comme vous, il y a longtemps. Cette course exaltée à travers le monde, la petite place. Vous l'avez vécue ou rêvée, hier ou il y a cent ans, ni vous ni le bleu irréfutable à votre fenêtre ne le sait plus avec certitude.

Votre vie s'est réduite à un morceau de ciel, une épure, l'essentiel peut-être... et ce matin, plus rien, car ils ont fait poser au triptyque de votre chambre d'épais rideaux destinés à vous épargner une lumière trop vive.

Alors vous n'avez plus qu'à fermer les yeux, pour que réapparaisse intacte la vie à votre fenêtre. Et vous avez suffisamment de souvenirs et d'imagination pour vivre à nouveau une vie entière.

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