mercredi 6 octobre 2010

Fils de mai

Au-dessus de son berceau, se penche une fée sous LSD. L'œil prophétique, elle lui annonce la bosse des maths, un sourire enjôleur et, un signe particulier que ses difficultés d'élocution floutent de mystère. Le signe particulier toujours tu garderas, le secret à l'âge d'homme tu lèveras !
Voilà matière à désorienter une vie et forger le caractère. Exprimé plus sobrement, il était né sans père.
"Tu as été conçu en plein mai 68", exhalait sa mère en allumant un joint sur le balcon.
Il accueillait chaque fois le couplet avec perplexité, comprenant mal le glissement sémantique du géniteur au contexte sociopolitique de la fécondation.
Il était fils de Révolution. Cela ne remplace pas un père, mais il berça ainsi sa tristesse : après tout, ce n'était pas si mal, c'était mieux que fils de rien ou fils de pute.
Il revisita l'information à l'adolescence avec fierté et même une pointe de vanité, se découvrant un penchant pour l'utopie, un germe de vocation pour les grandes causes : survie des baleines bleues, combat contre la torture dans les prisons argentines, alphabétisation de l'Afrique...
Du père, il apprit qu'il était beau, blond, étudiant en sociologie et pilier d'un petit bistrot en marge du quartier Latin dont le patron lui louait à l'étage une chambrette sans fenêtre ni commodités. Il s'appelait Gérard. Sa mère le rencontra dans ce bistrot un soir et l'aima dans la chambrette la nuit même.
Neuf mois plus tard, elle envoya à l'adresse dudit bistrot à l'attention du prénommé Gérard une carte postale en guise de faire-part de naissance. L'étudiant ne reçut pas la carte ou décida de ne pas y répondre. Qu'importe. Sa mère était une jeune femme de son époque, libre et vindicative. Elle n'avait besoin ni d'homme ni de père pour son enfant. Les choses en restèrent là.
À ses vingt ans, il se décida à prendre son histoire et son courage à deux mains. Il s'attendait à des démarches longues, compliquées, douloureuses et probablement infructueuses. Il suffit d'un coup de téléphone. Il en fut déconcerté, presque déçu.
Le jeune Gérard, après s'être perdu ou trouvé au terme de quinze ans d'Asie, avait racheté le bistrot de sa jeunesse qu'il avait assez finaudement transformé en repère pour les jeunes loups des écoles de commerce voisines : wifi, écran boursier, cocktails alambiqués, cocaïne dans l'arrière-cour. Le concept avait fait mouche et des petits dans une douzaine de villes. Gérard ne vit aucun inconvénient à le rencontrer et à tout lui raconter.
Après un préambule ampoulé sur les charmes sans pareil de l'époque où tout était possible, où chacun se devait de changer le monde et de ruer dans les brancards, il en vint sans affect particulier aux mystères de la conception d'un fils.
L'action se situe entre deux échauffourées avec les CRS, un soir fiévreux de promesses. Ils sont six étudiants à la terrasse du bistrot. Ils parlent de coup d'état libertaire, ils parlent de filles, ils veulent ajouter à la Déclaration des droits de l'homme le droit à la jouissance pour tous. L'un d'eux précise : même pour les cons ! Un autre renchérit : même pour les moches ! L'autre c'est lui, Gérard, le futur père. Il fait sur-le-champ le pari de démontrer la force de ses convictions révolutionnaires avec le premier laideron venu. Et tiens, justement en voilà un qui passe. Et - la chance sourit aux Justes - la demoiselle en plus d'être laide est ouvrière. En avant pour la baise égalitaire et le brassage des classes. Pression-cacahuètes, compliments d'opérette, coup de quéquette. L'affaire est rondement menée.
Gérard, avec le recul, il en sourit encore. C'était une sacrée époque. Il sabre le champagne et, au mois de mai, on trinque ensemble, père et fils, on titube et on vomit en cœur sur les pavés de l'arrière-cour gris comme l'ennui, plombés comme les rêves.
Fin de l'histoire. Fin du secret.
Dans le train qui le ramène vers Marseille, il fixe son reflet dans la vitre. Il voit un jeune homme fatigué avant l'âge qui n'a pas eu de père et vient de perdre un secret.
Il ne révèle rien de sa visite et continue de prétendre lorsqu'on l'interroge sur son père qu'il ne sait pas, qu'il est fils de mai. Ce n'est pas si mal. C'est mieux que fils de rien, fils de pute. C'est mieux que fils d'un pari stupide.

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