mardi 13 décembre 2011

J'ai vu Prague

De nombreux voyages il ne me reste que des impressions intérieures et si personnelles qu’elles semblent sans rapport avec la réalité des pays visités. Ces impressions toutefois sont trop intimement liées aux villes et aux paysages traversés pour mériter d’être qualifiées de fausses.
Ainsi de Prague.
Sur le livre de photographies que je montre aux enfants pour leur donner un avant-goût de ce qu’ils vont bientôt découvrir, je reconnais ce panorama célèbre des toits de la ville depuis la tour de l’horloge mais il ne m’est pas familier et je crois bien ne l’avoir jamais contemplé autrement qu’en photo.

Pourtant j’ai vu Prague.
Qu’ai-je vu ?
Si je ne peux décrire telle place renommée, la mémoire - mon séjour remonte à vingt-cinq ans -, ne me fait pas défaut. Je me souviens très bien de Prague.
Je me souviens de bâtiments lépreux et verdâtres, de façades au baroque fatigué, de pavés mouillés, de camaïeux de gris bleuté et d’ardoise (d’ardoise vraiment ?).
Je me souviens de quelque chose d’ouaté où le monde n’était qu’un écho vague et indolore. J’étais une jeune fille neurasthénique à Prague – cela n’avait bien sûr rien à voir avec cette ville mais quelle heureuse coïncidence qu’elle fût elle-même si pleine de cette même tristesse lasse et m’accueille sans rien exiger, en toute fraternité d’âme. Entrant dans Prague, j’avais refermé derrière moi la porte d’une sorte de caverne creusée à même ma mélancolie.
Je n’en étais ni désolée ni inquiète. J’étais là pour quelques poignées de jours. Je trouvais le hasard singulièrement bien inspiré de m’avoir attirée jusque-là.
Pourquoi Prague ?
Il me semble que pour ces vacances de février j’avais projeté tout d’abord d’aller à Naples… Je ne me rappelle pas la raison pour laquelle ma destination avait changé. Une inconnue m’attendait là-bas, tout au moins me recevrait avec plaisir - elle aimait tant la France -, une amie de vagues connaissances dont on m’avait communiqué les coordonnées et assuré de l’extrême gentillesse. Je me souviens qu’il régnait sur Prague un froid humide, pénétrant et silencieux, presque irréel.
J’avançais comme en suspens dans le dédale de ruelles sans nom. De temps à autre surgissaient des dômes de bronze verdi. Fruit de quelque sortilège, le plan de la ville dont je disposais me fournissait des indications changeantes et fantaisistes. Je me guidais aux clochers des églises et à l’odeur glaciale des berges de la Vltava.
Je marchais toute la journée. J’étais un peu ivre, je crois.  Pas d’alcool, le petit verre pris pour se réchauffer n’aurait pas suffit, mais de fatigue, je marchais du matin au soir. De « faim » aussi : je dédaignais les charcuteries grasses qui emplissaient les assiettes et me nourrissait de deux ou trois biscuits farineux qui me faisaient la journée. Le froid m’anesthésiait. Sous la neige, à peine audible, la terre bourdonnait.
Je me souviens d’heures fabuleusement lentes. Un temps très long, très ennuyeux, tout à fait inutile, un temps sans destination.
Je me souviens d’être arrivée à Prague mal en point. Ma vie était une petite impasse ridicule dans laquelle je tournais en rond comme un prisonnier dans sa cour, pour faire de l’exercice, pour se maintenir au cas où…
Je me souviens de Prague éteinte, exsangue. De Prague où je divaguais peut-être, de sa mélancolie rendue si étrange par sa jeunesse hardie et radieuse. Car je me souviens d’une ville jeune, pleine d’étudiants qui remplissaient les rues et les tavernes de discussions à voix murmurés et d’éclats de rire.
A deux pas de là, entre les tombes abandonnées des tramways passaient en hurlant.
Je me souviens de l’appartement d’Hana d’une tristesse affreusement banale, dans un immeuble cubique pareil aux dizaines d’autres bordant une avenue à l’asphalte défoncée, d’une odeur de lait caillé et de vinaigre qui flottait dès l’entrée, de petits verres de vodka bus à deux heures de l’après-midi sous le plafonnier blême de la cuisine.
Je me souviens d’un enfant nouveau-né dans les bras de cette Hana qui avait mon âge. Entre une possible carrière au théâtre, Paris et tout ce qu’il évoquait à l’époque pour une jeune tchèque et Prague, elle avait choisi son pays, sa famille, un Frantisek qui fabriquait des marionnettes et l’enfant qu’elle berçait maintenant dans la cuisine à l’odeur de vinaigre. Il me semblait du fond de mon impasse ridicule qu’elle avait fait un choix héroïque et effrayant, un choix qui creuse un sillon, dessine un empire, façonne un destin. J’y ai repensé parfois à ce choix, à ce que choisir voulait dire.
Je me souviens que je me sentais apaisée à Prague, et il ne faut se laisser abuser par la morosité des visions que j’en ai rapportées. Cette âme de pierre, cette cité anémique avait quelque chose d’insidieusement revigorant. Prague a agi sur moi à la manière d’une cure reposante et dont on ne mesure les véritables bienfaits que l’hiver suivant.
Je me souviens aussi de la langue, impossible pour moi, du déficit de réalité qu’elle induisait : j’étais rendue invisible, ils n’étaient que d’oniriques figures.
Je me souviens du malaise qui saisissait en entrant dans les lieux publics surchauffés, de vitrines poussiéreuses et déprimantes, sauf peut-être celle de ce grand magasin célèbre dont j’ai oublié le nom - quel dommage ! existe-t-il encore ? -, sorte de Galeries Lafayette communistes, où j’avais acheté des cahiers d’écolier comme on en faisait plus en France et sur lesquels j’ai écrit durant plusieurs mois.
Je me souviens du petit grattement de ma plume sur le papier au grain irrégulier, au teint de cire, à la marge mauve où j’inscrivais des dates. J’ai jeté ces cahiers comme tous les autres. Ils avaient fait leur temps, rempli leur fonction… ou pas. Si je les avais conservés peut-être aurais-je une idée plus précise aujourd’hui de ce que j’ai vu à Prague mais cela me servirait-il à quelque chose. Je fais confiance à ma mémoire, à ses fables, à ses silences, édifiants et aveuglants, à ses choix étranges et géniaux de partialité.
Je me souviens du train pour partir, du train pour revenir. Son roulis laborieux, ses innombrables arrêts, les frontières passées, le contrôle des papiers, qui donnaient la pleine mesure du voyage et de l’ailleurs.
Et oui, tout de même, je me souviens de l’horloge astronomique et un peu du pont Saint-Charles.
Je retourne à Prague dans quelques jours.
Peut-être que cette fois-ci je vais visiter le château, voir le musée Mucha, l’île Kampa et la maison de Kafka – comment se fait-il que je n’ai pas vu la maison de Kafka, auteur dont j’avais dévoré les œuvres ?!
Qu’ai-je fait à Prague pendant deux semaines ? Peut-être que j’ai tout oublié, victime d’un envoutement. Peut-être que je n’ai jamais vu Prague.
Pourtant…
Il paraît que c’est une ville mélancolique et mystérieuse, hantée par des golems vaporeux qui, au détour de ruelles sans nom, vous frôlent et infléchissent votre destin.
S'il en est vraiment ainsi, alors... J'ai vu Prague.

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