Il ne sait pas comment dire. Doit-il parler de lui ? Des autres ?
Il a été hospitalisé en urgence. Sur le point de s'étouffer.
À son chevet vient s'assoir un psychologue. Il ne voit pas bien le rapport mais il ne le renvoie pas, il manque de force. Il ne sait pas comment dire,... son "ressenti". Il s'est mis à étouffer. Il a de l'asthme, en fait, c'est aussi bête que ça.
Doit-il parler de lui ? Des autres ? De l'air qui manque ?
Il regarde le médecin qui prend grand soin de ne pas avoir l'air de ce qu'il est : pas de stéthoscope, de fiche de liaison, de blouse ou de professorale barbichette. Très habile, très professionnel. Il le dit au médecin "Vous êtes très professionnel", pour montrer qu'il n'est pas dupe, qu'il a compris alors qu'il est dans le cirage le plus complet.
Le médecin incline légèrement la tête et adresse un sourire entendu à la table de chevet.
Donc, hier soir. Avant l'asphyxie. Avant l'ambulance...
Une petite fête sans histoire. Il s'ennuyait.
Brouhaha. Magma.
Les gens formaient une mosaïque de petits groupes agrégés les uns aux autres par une épaisse mélasse verbale.
Personne ne semblait s'amuser. Personne ne dansait. Il s'ennuyait
Sous le vernis de l'ennui, affleurait et refluait une irritante pointe d'angoisse. Vers 22h30, l'appartement surpeuplé est devenu suffocant. Il a senti ses fonctions respiratoires s'emballer et sorti sa Ventoline. Il a tenté de progresser vers la fenêtre où il comptait s'accouder et calmer son souffle. Il a dû repousser Enzo qui tentait une connivence thématique en lui dévidant les désagréments inhérents à la chronicité de ses reflux gastriques. Ariane venait d'arriver et il lui a adressé de la main un salut pas du tout engageant. En la voyant se diriger vers l'autre bout de la pièce, il a éprouvé un soulagement si vif qu'il a rangé son inhalateur sans avoir eu à l'utiliser.
Brouhaha. Magma.
Il s'ennuyait. Il a offert ses services comme DJ pour donner à la soirée un ton un peu plus festif. Mais le propriétaire des lieux refusait que l'on monte le son à cause de voisins aux tympans délicats.
Puisqu'il n'y avait pas de fuite envisageable avant au moins une heure du matin, deux solutions s'offraient à lui : papillonner d'un groupe à l'autre sans chercher à établir de contact, ou rejoindre ses collègues, agglutinés autour de la cheminée, en espérant se fondre dans le groupe sans qu'on ne lui demande rien.
Solution numéro deux, moins fatigante, plus prudente, quoiqu'il y avait la délicate question Ariane.
Il s'est dirigé laborieusement vers la cheminée, les mains chargées d'un verre de sangria et d'une part de quiche, se faisant harponner plusieurs fois par des convives que l'ébriété poussait irrésistiblement à s'épancher : son couple n'avait pas survécu à la naissance de leur enfant handicapé, se lamentait une inconnue très près de son visage. Il a pris un air pénétré et souri à l'assiette de taboulé de la jeune femme. Pourquoi fallait-il que les gens parlent d'eux, et avec tant d'indécence ? Ne pouvait-on s'en tenir aux incidents de politique intérieure et aux projets de vacances ?
Deux semaines plus tôt, Ariane lui avait révélé - par amitié avait-elle précisé pour qu'il mesure l'honneur de la révélation qui allait lui être faite - le coupable secret qui la rongeait depuis la mort de son père. Par quel mystère la confidence au lieu de rapprocher éloigne ? Depuis, il ne savait plus comment se comporter vis-à-vis d'Ariane. Comment est censé réagir celui dans l'oreille de qui tombe pareil aveu ? Personne ne l'en avait jamais instruit et il n'en avait pas l'instinct comme s'il appartenait à une espèce différente.
Tu écoutes bien, lui disait-on parfois. N'y avait-il pas là un malentendu justement. Écouter exige de l'attention et de l'empathie. Il se sentait plutôt indifférent. En vérité : il se taisait bien.
Une légère ivresse lui faisait trouver bien sympathique l'assemblée de ses collègues, tous plus ou moins éméchés. La conversation roulait sur les fluctuations du marché des nouvelles technologies. Il respirait normalement. Tout se passait bien. Il s'était placé à distance d'Ariane qui pour l'heure ne semblait pas souhaiter d'aparté avec lui. Il ne s'ennuyait presque plus.
Jusqu'au moment où cet abruti de Benjamin lui a demandé s'il tenait le coup.
Il y a eu un silence. Le sien. Le leur. D'une seule bouffée, ça lui est revenu. L'air s'est solidifié.
Il a fait une crise d'asthme, d'une violence et d'une soudaineté inédite. Voilà tout.
Le médecin assis à côté de lui écoute et se tait.
Il faudrait donc maintenant que ce soit lui qui fasse des confidences. Quelle ironie !
D'ailleurs, ce n'est peut-être pas ce qu'on attend de lui.
Le médecin adresse un petit sourire entendu à la table de chevet.
Doit-il vraiment parler dans le silence du médecin ? Parler de quoi ? De lui ? Des autres ? De l'air qui manque ?
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