René, le prénom de son mari, elle ne le prononce que rarement. Cela fait plus d'un demi-siècle déjà.
Pour un précédent Noël, ils lui ont offert un baladeur CD. Elle écoute du Brahms des heures durant. Tout est intact.
Sur la table de nuit, encombrée de médicaments, il n'y même plus de place pour un missel, une photo, un souvenir.
Jacqueline, à l'heure de la toilette, lui frictionne les pieds à l'eau de Cologne ; une sensation chaude et vivante éveille ses orteils recourbés, traverse la peau épaisse et cornue du talon, remonte aux chevilles, irradie le long des tibias. C'est agréable.
Trois de ses quatre enfants sont décédés et deux de ses petits-enfants.
Ils lui ont acheté une robe neuve, un imprimé fleuri avec col Claudine ; la télévision doit venir dans trois jours.
Marcher de la chambre jusqu'au jardin demande une quinzaine de minutes et deux haltes, l'une sur le palier du premier, l'autre dans le hall.
Le sommeil est un animal farouche ; la nuit a perdu la notion du temps. Elle se rappelle de la fatigue d'antan, des frayeurs d'enfant, des épuisantes nuits blanches de l'amour et de la maternité. Aujourd'hui elle fixe l'obscurité des yeux, sans ciller, elle se prépare à l'immensité.
Elle s'est toujours régalée plus volontiers d'une mousse au chocolat que d'un onglet, ça tombe bien on ne la nourrit plus que d'entremets et de compotes acidulées.
Pour le gâteau d'anniversaire, la photo et toute la famille qui se déplacera lui a-t-on dit, elle devra remettre ses dents.
Elle se souvient de choses qui n'existent plus que dans les livres. Elle raconte à sa voisine sourde, au mûrier sauvage du jardin, aux moineaux.
La télévision vient dans trois jours. Elle aura 115 ans. C'est fantastique de pouvoir vivre aussi vieux !
mardi 10 mai 2011
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