mardi 31 janvier 2012

Un bracelet

«Anisia pourra faire du surf tous les jours… »
Elle avait de plus en plus souvent l’impression que Mathias parlait de quelqu’un d’autre qu’elle. Ce départ pour la côte Ouest des Etats-Unis où elle pourrait surfer, ouvrir un cabinet à son compte…, il le présentait comme son rêve à elle. Ils partaient dans deux mois. Les cartons vides envahissaient l’appartement. Elle ne voyait rien avec quoi elle aurait envie de les remplir. Elle se sentait aussi vide qu’eux.
Elle avait posé sa journée pour commencer à faire ce premier tri, toujours remis depuis des semaines. En réalité, elle ne faisait rien. Puis vers midi, il se produisit quelque chose. Un événement apparemment sans importance. Le passage du facteur avec son lot de factures et, cette fois-ci, une enveloppe sans expéditeur.
Prends garde aux objets, professait sa grand-mère, ils ont un pouvoir et une âme. Ils possèdent à l’instar des hommes l’extraordinaire et troublante faculté de se changer en fantôme, et c’est l’effet que lui fit le bracelet, celui d’une apparition surnaturelle.


Il était arrivé par courrier, dans une enveloppe à bulles, accompagné d’un petit mot.
Elle fit glisser l’objet hors de l’enveloppe. Le bracelet apparut en tintant sur le verre de la table basse. Son cœur se mit à battre le tambour. Elle dévisagea longuement le modeste bijou, hypnotisée, avant d’oser l’effleurer, le soupeser. A  l’évidence, il ne s’agissait pas d’un hologramme.
Le bracelet était réel et c’était bien celui qu’elle avait égaré, celui de son enfance dont la perte six ans plus tôt l’avait tant affectée. Il veille sur tes rêves, avait chuchoté « grand-mère sorcière », en lui offrant ce fin bracelet de grenat souvenir de son Mozambique natal. Il n’avait ensuite pas quitté son poignet de ses dix à ses vingt-deux ans.
Elle se souvenait parfaitement du jour où elle l’avait perdu. Le fermoir montrait depuis peu des faiblesses mais elle ne voulait pas renoncer à la protection du bracelet les quelques jours nécessaires à la réparation. Elle l’avait perdu.
Elle avait rejoint ce jour-là, peu avant la remise des diplômes, Thomas, Enzo, Violette, Eleanor, Marin. Les inséparables. Réunis pour ce qu’ils ignoraient être leur dernier pique-nique ensemble avant que leurs chemins ne se séparent, qu’ils n’apprennent que les amitiés indéfectibles se défont en quelques semaines, que la vie est décevante, qu’on est rarement à la hauteur de ses ambitions. C’est en tout cas ce qu’elle avait découvert alors, après la perte du bracelet, avec la fin de la jeunesse.
A l’époque, cela lui revint, elle rêvait d’Afrique, pas d’Amérique. Était-ce ce goût commun pour les sports de glisse qui avait fait croire à Mathias qu’ils partageaient en tout les mêmes aspirations ? Il aimait chez elle la jeune femme sportive, rationnelle et entreprenante. S’était-il trompé ou l’avait-elle trompée ?
Partout, elle avait cherché le bracelet avant d’en faire son deuil, de cela comme de bien d’autres choses.
Le bracelet réapparu scintillait dans le creux de sa main. Son cœur continuait à battre à tout rompre. L’air entrait violemment dans ses poumons, le sang brûlait, cognait, enflait. Pour calmer son trouble, elle égrena les petites pierres aux miroitements sombres. Elle était bouleversée au-delà de toute logique.
Tu es là, oh mon Dieu, mon Dieu, bredouilla-t-elle, tu es revenu. Et un peu stupidement, elle embrassa le bracelet. Ce n’est qu’après ces retrouvailles avec l’objet qu’elle remarqua le petit mot.
Je ne t’aime plus. Signé Enzo. Et c’était bien l’écriture si particulière d’Enzo, l’ami des années de jeunesse.  Je ne t’aime plus.
Ça sonnait comme un adieu. Rien ne pouvait plus ressembler à une lettre de rupture. Je ne t’aime plus laisse peu de place aux interprétations.
Six ans auparavant, Enzo avait ramassé dans le tapis d’herbe le bracelet de grenat. Il l’avait gardé avec lui, contre lui. Ce morceau d’elle-même.
Après la perte du bracelet, Anisia s’était peu à peu disloquée, désintégrée de l’intérieur. Les cartons qu’aujourd’hui elle ne parvenait pas à remplir ne lui disaient pas autre chose. Rien ne lui appartenait, elle n’était nulle part, elle n’avait pas décidé de partir. La vie avait fait pour elle des choix qu’elle peinait à reconnaître comme siens, de nouvelles rencontres.  De leur groupe d’étudiants, elle n’avait revu qu’Enzo justement, de loin en loin, et toujours c’est vrai à son initiative à lui. Elle passait en sa compagnie des soirées qu’elle jugeait agréables pendant qu’il jetait sur elle de grands filets fantasmagoriques. S’étaient ainsi écoulées des années d’amour durant lesquelles elle avait vécu à ses côtés une vie inconsciente et parallèle avec tous ces mots, ces goûts, ces choses tellement intimes qu’il lui avait prêtés. Elle n’avait rien soupçonné ni encouragé. Sur quel infime fragment d’elle-même avait-il échafaudé cette fable.
Elle attacha à son poignet le fin bracelet de grenat et froissa le petit mot. Je ne t’aime plus. Quel cauchemar ! Elle sortit, en même temps qu’elle en prit conscience, de six ans de rapt.
Les cartons vides qui la cernaient cessèrent de se montrer menaçants. Une forme d’harmonie régnait autour d’elle. Elle se sentit de nouveau entière. Son cœur s’était apaisé. Pour la première fois depuis des années, elle sut ce qu’elle désirait. Et la violence de ce désir la submergea.
En se levant, au premier mouvement, le bracelet de son poignet se détacha. Alors, elle se mit à pleurer. Des larmes lourdes, lentes, ni tristes ni douloureuses. Elle pleura. Peut-être à cause d’Enzo et de sa folie, à cause de « grand-mère sorcière » morte depuis longtemps, de la singulière énergie du bracelet, à cause de ces années d’étudiants, de l’innocence dissoute à jamais, à cause de ce sentiment de n’avoir été qu’une proie, à cause de Mathias qu’elle allait quitter, elle le savait, pour n’être plus le rêve d’un autre.
Les cartons vides dans l’appartement serviraient à un autre départ.
Le tri fut vite fait. Une petite heure après des semaines d’hésitation. Quatre cartons suffirent, quatre cartons et le bracelet de grenat dont elle sortit faire réparer le fermoir.

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