vendredi 6 avril 2012

De petits ruisseaux candides


L’univers de tante Lila s’étendait de la chambre exiguë et sombre du bout du couloir à la grande cuisine familiale toute carrelée de bleu lavande. Je l’ai toujours connue là, comme l’horloge comtoise près du piano et le chat Horus sur le rebord de la fenêtre.
Dans le vaste appartement hérité par mon père d’un grand-oncle célibataire et fortuné, elle consacrait son temps aux tâches ménagères. Elle vaquait jour après jour avec calme et discrétion, de la lessive au tricot, du repassage à l’épluchage de légumes. Elle ne franchissait le seuil que les mardis et vendredis matins pour se rendre au marché de la place de la République. Elle remplissait son caddie de produits frais destinés à la confection de nos repas, toujours délectables, de tartes de saison, de viandes mijotées ou de légumes farcis. Avant de regagner l’appartement, elle faisait une halte au Grand café Luz où elle sirotait un capuccino en terrasse, quel que soit le temps. C’était sa seule folie autant qu’on puisse la qualifier ainsi.
Je n’ai pas le souvenir - mais j’étais si jeune et les règles qui régissent la vie des adultes m’étaient inconnues - que quelqu’un l’ait empêchée de parcourir la ville, la région, le monde. Il semble que jamais elle n’ait aspiré à repousser les frontières de son minuscule univers. Je peux aussi bien me tromper. En réalité, nous ne savions rien des états d’âme, des espérances et des chagrins de cette femme effacée et j’ignore tout des raisons qui ont fait qu’elle vécut toute sa vie comme une domestique au service de notre famille.
Vers l’âge de huit ans, et jusqu’à mes dix ans, j’ai souffert de bronchites chroniques qui m’ont obligé à manquer régulièrement l’école. C’est lors de l’une de ces journées de repos forcé que pour la première fois, j’ai entendu ma tante chanter.
Une fois ses tâches matinales achevées et l’appartement déserté, elle s’asseyait sur une petite chaise dans la cuisine devant la table recouverte de toile cirée, face à la fenêtre.
Le regard dans le vague, elle demeurait aussi inerte que la cruche sur le vaisselier. Miraculeusement, de ce spectacle désolant finissait par monter un son cristallin. Tante Lila chantait. Des chansons dans sa langue maternelle, celle que mon père faisait mine de ne pas connaître et ne nous a jamais apprise. Elle chantait. Son chant s’élevait dans la cuisine comme dans une cathédrale. J’étais bouleversé. J’écoutais, interdit et fasciné, cette voix haute et limpide de fillette qui émanait de la terne personne de ma tante. Elle chantait sans bouger, sans que rien ne cille en elle comme si elle n’était pas impliquée dans son chant, juste traversée. A bien y regarder toutefois, on distinguait sur son visage impassible quelque chose d’extatique et il se dégageait d’elle une sorte d’onde lumineuse qui achevait de me subjuguer. Cela durait une dizaine de minutes puis le silence retombait sur la cuisine. Bientôt suivaient les bruits anodins de nouvelles tâches ménagères. Un petit sourire à la fois absent et irréfutable éclairait son visage et je me souviens de m’être dit que ma tante savait quelque chose dont nous n’avions même pas idée. La conviction d’avoir été l’involontaire témoin d’un ineffable secret m’empêcha d’en parler à quiconque.
Ces épisodes qui devaient être quotidiens mais auxquels je n’ai assisté que clandestinement de la pénombre du couloir et seulement les jours de maladies figurent parmi les souvenirs les plus prégnants de mon enfance.
Quelques années plus tard, à l’aube de ma vie d’adulte, la cuisine s’est tue. Ma tante s’est éteinte sans faire plus de bruit que n’en avait fait sa vie. Dire que j’en ai été affecté est très exagéré, j’étais sur le point de quitter le domicile familial et sa disparition n’a pas pesé sur mon quotidien. Cependant, j’associais aussitôt la mort de Lila à la fin de ma jeunesse, je pressentais l’extinction d’un monde, et je me surpris le jour de l’enterrement, au bord du caveau, dans l’attitude de recueillement qui convient, à lui adresser d’amers reproches : celui de m’abandonner, celui de ne pas m’avoir fait partager le secret lumineux de son chant.
Deux semaines plus tard, je partis à la conquête de ma vie, j’oubliai tante Lila.
J’ai parcouru le monde, vécu moult expériences, aimé des femmes et monté des affaires. J’ai changé de vie, plusieurs fois. J’ai recommencé encore avec un enthousiasme qui se teintait peu à peu de rage. A la recherche de Dieu sait quoi, d’une illumination, d’une vocation ou tout au moins d’une passion qui n’est pas advenue. J’ai eu du succès - j’ai été chanceux ou peut-être l’ai-je bien mérité. J’ai réalisé dans ma vie beaucoup de ce que j’ambitionnais et d’aucuns peuvent m’envier. La décence ne m’autorise pas à dire que j’étais malheureux ou désespéré toutefois mon bonheur était sans relief, ma joie superficielle, mon désir diffus.
En dépit d’une vie où pas grand-chose ne manquait, à la quarantaine sonnée, j’entrais dans une sorte de dépression. L’insatisfaction me rongeait et tout me décourageait de vivre. Quelque chose m’avait échappé, quelque chose de forcément essentiel. De plus en plus souvent, je pensais à tante Lila, à son chant pur, cette joie simple et nue. Je devais bien moi aussi posséder un don, une disposition cachée qui rend heureux. Qu’avais-je fait de cet hypothétique talent ? Où m’étais-je trompé ? Je cherchais. J’étais trop rationnel, trop volontariste, il aurait fallu que j’accueille au lieu de partir en quête du bonheur comme au combat. Je ne trouvais pas. Peut-être étais-je dépourvu de don, peut-être mon orgueil m’éloignait-il du secret de la joie.
Quoiqu’il en soit, je ne trouvais pas. Un matin, assez stupidement – c’est dire l’étendue de mon désarroi – je m’assis dans la cuisine, me concentrai longuement et fredonnai. Bien évidement, aucun mystère ne me fut révélé et la bêtise de ma tentative me fit honte.
C’était peu de temps avant que soit diagnostiqué mon cancer.
Sur mon lit d’hôpital, je me surpris à prier tante Lila comme s’il s’était agi d’une sainte. On me donnait six mois pas plus. Curieusement, je me mis avoir du temps, infiniment de temps. Des jours et des nuits interminables, sans but, sans échappatoire. Je me piquai soudain d’apprendre les rudiments du bulgare, la langue maternelle de mon père et de ma tante. N’avais-je pas mieux à faire ? Il faut croire que non. J’ai appris. Rapidement, j’ai pu traduire les chansons du cahier de chant de Lila que j’avais fait récupérer par ma femme. Elles parlaient d’amour. C’est tout. Juste d’amour. Je me suis dit d’abord que c’était un peu con, je m’attendais à ce qu’elles contiennent quelque édifiant message. Je reconnus toutefois que c’étaient de jolies chansons fraîches et gaies, comme de petits ruisseaux candides. Je me suis entraîné à les chanter en m’accompagnant à la guitare. Je passais bientôt dans les chambres avec mon petit répertoire. Mes proches considéraient cette activité avec une indulgence un peu méprisante : le pauvre, si ça le distrait de sa mort prochaine. Mais ça ne me distrayait pas. Ca me rendait joyeux. Les infirmières me demandèrent de jouer pour d’autres pavillons de l’hôpital. Chauve, squelettique et en pyjama, je me baladais d’un bâtiment à l’autre avec un plaisir inouï.
Et puis les six mois ont passé. Et je ne suis pas mort.
Je suis aujourd’hui en rémission. Une nouvelle rémission car il y en a déjà eu une suivie d’une spectaculaire rechute.
Presque chevelu, remplumé et en costume de scène, je passe dans les hôpitaux pour chanter les chansons de Lila. J’ai étendu mon répertoire à la chanson tzigane et deux amis, un violoniste et un accordéoniste, se joignent de temps en temps à moi. 
Je ne vais pas mentir. Je ne peux pas dire que j’ai compris quoi que ce soit, et mon chant - en réalité, je ne possède pas ce qu’on appelle une voix mais je chante de bon cœur - n’est en rien comparable avec celui de tante Lila. Pour être franc, je ne pense pas être heureux. En fait, je crois que je n’y pense plus,
La question de mon bonheur m’a quitté.

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