La route
crevait le paysage. Je m’étais trompée à un embranchement et ne cherchais pas à
atteindre ma destination initiale. Je roulais. J’avais ouvert les vitres de la
voiture malgré la fraîcheur. L’air entrait violemment et faisait pleurer mes
yeux. A l’horizon miroitait la ligne de la forêt. Je voulais juste m’enfoncer dans la campagne,
faire le vide ou le plein.
Je
laissai la voiture à l’orée du bois et poursuivis à pied, au hasard, sans but
précis. Aussi incroyable que cela puisse paraître, je n’avais pas marché dans
une forêt depuis mes années de jeunesse. J’abordai le sentier comme le pont
d’un gigantesque navire. Quelques bouquets d’arbres plus loin, les rives de mon
monde commençaient de sombrer. Je pénétrais les
mystères d’un autre, un entre ciel et terre d’écume verte, ombré, murmurant, de
plus en plus profond.
Je perdis
bientôt la notion du temps et des distances. On m’attendait ailleurs, personne
ne me savait ici. Je ressentais une griserie d’enfant à cette promenade
clandestine.
Après plusieurs heures de marche, toutes amarres rompues, je
m’abandonnais totalement à la magie du lieu, à des années lumière de ma vie.
Les
frondaisons très denses ne laissaient plus pénétrer que de rares phosphorescences
à la précision aveuglante de lames. J’avançais sous cette canopée serrée qui
formait comme une caverne de malachite tachée de fragments irréels d’outremer,
lumineuse comme une nuit claire et pure, une promesse.
Je me trouvais dans un état singulier sans doute. Je ne m’explique pas autrement ce qui arriva.
Les choses ont sûrement été favorisées par mon état d’épuisement général. Je me le formulais depuis une dizaine de jours seulement mais j’étais en réalité fatiguée depuis bien plus longtemps, des semaines, des mois, sans doute des années.
Je me trouvais dans un état singulier sans doute. Je ne m’explique pas autrement ce qui arriva.
Les choses ont sûrement été favorisées par mon état d’épuisement général. Je me le formulais depuis une dizaine de jours seulement mais j’étais en réalité fatiguée depuis bien plus longtemps, des semaines, des mois, sans doute des années.
Ma progression
dans la forêt se faisait de plus en plus difficile. Mes pas s’enfonçaient dans
une épaisse couche d’humus et de mousse, je repoussais de la main des
branchages cinglants qui libéraient des odeurs poudreuses et butais contre des
rochers enfouis sous des congères de vieilles feuilles poussées par le vent. Il
n’y avait plus de sentier depuis longtemps.
Franchie l’enceinte
d’un taillis, j’accédai aux berges d’un petit lac. Sombre, hypnotique, de vibrant
de silence. L’étendue d’eau étale et noire était légèrement bombée et faisait
penser à un œil. Je m’arrêtai pour reprendre mon souffle, me laissai envoûter
par la merveilleuse étrangeté des lieux. Je restai debout, en sueur, haletante,
en équilibre sur une pierre grise polie comme un silex. L’haleine humide du lac
me léchait les pieds, son odeur minérale et le parfum musqué des broussailles
me pénétraient, irrigant bientôt chaque parcelle de mon corps. Le paysage était
d’une beauté sidérante. Nue, virginale, cosmogonique. Au commencement, le monde
devait ressembler à ça.
Alors il
se passa quelque chose d’inattendu, d’inimaginable, d’indescriptible.
J’ai eu
comme une absence tout en étant intensément présente.
La trame
de mon esprit et chacune de mes cellules se sont brusquement dilatées aux
dimensions du lac, de la forêt, du monde, de l’univers entier, toute frontière,
toute identité abolies. J’assistai à la dissolution de tout mon être dans plus grand, comme le ruisseau qui
atteint l’océan et s’y fond. Cela a duré un fragment de temps indéterminé,
peut-être une dizaine de secondes de bonheur absolu dont l’écho magnétique a
perduré une poignée de minutes encore.
Ensuite,
tout est redevenu normal. Un peu étourdie, j’ai quitté le lac, repris ma
marche, tenté de retrouver mon chemin. Je ne ressentais plus alors que l’agréable
fatigue d’une longue ballade en forêt, une sensation bienheureuse mais banale,
à la portée de tous, à ma portée, déjà souvent vécue.
A la
différence que… quelque chose s’était
produit que je savais déjà constituer l’expérience la plus marquante de ma vie.
Je ne
trouvai aucun mot qui convienne pour définir ce que je venais de ressentir, cette
autre dimension entraperçue, arrachée au temps et à la condition humaine, aux
limites de la conscience. Aucun échafaudage de vocabulaire qui puisse dire la
certitude d’avoir approché quelque chose d’essentiel, que tout mon être avait
été le nid d’un big-bang d’une suavité inouïe, en expansion dans un univers en
expansion. Je venais de faire une expérience mystique, spirituelle peut-être.
Les premiers
temps, me remémorer l’événement suffisait à me porter à une sorte d’exaltation,
puis j’ai perdu l’accès aux émotions qu’il avait suscitées et il ne m’est plus
resté que des traces résiduelles de sensations, de plus en plus ténues, et
aujourd’hui juste des souvenirs, précieux mais aussi pauvres qu’une
photographie pour dire une éruption de l’Etna, juste l’idée d’un bonheur
immense et extraordinaire.
Sur une
carte de la région, je tentai à plusieurs reprises de repérer les lieux. La
forêt s’étendait sur des centaines de kilomètres. Je découvris l’existence de
quelque vingt-huit lacs essaimés. J’avais marché au hasard, avec le désir de me
perdre. Je m’étais effectivement égarée, l’avais constaté quand revenir m’avait
pris une vingtaine d’heures et obligée à passer une nuit dans l’obscurité la
plus totale, roulée en boule comme un animal.
Lac
denté, lac Saint Loup, lac de la cloche blanche, lac Siloe… Impossible
d’émettre la moindre hypothèse. Je ne savais pas. Je ne persévérai pas, repliai
la carte. Je laissai à l’étrange événement l’incertitude sur sa localisation.
En vérité, peu m’importait de situer le lac. Un réflexe m’avait poussé à
consulter la carte mais je ne souhaitais pas retourner sur les lieux : ce
que j’avais vécu ne se produirait pas deux fois.
Parfois,
lorsque je me sens malheureuse ou perdue, je ferme les yeux et tente de
rappeler à moi ces instants miraculeux. Je n’y arrive plus mais à aucun moment
je ne doute d’avoir réellement vécu cette expérience et avec le temps, son
importance pour moi ne fait que croître.
Une nuit
d’ivresse, un ami m’avoua avoir vécu des instants similaires bien que les
points de comparaison soient difficiles à établir. « Un peu comme un
shoot », avait-il conclu. Oui, un peu… J’avais touché à pas mal de drogues
et oui, il y avait quelque chose de cet ordre-là sans doute. Une diffraction,
une implosion, une désintégration de la conscience mais cela restait une très
vague approximation.
Parce que
l’expérience s’inscrivait au plus intime, j’ai longtemps pensé qu’elle était personnelle
et tout à fait unique. J’imagine aujourd’hui que non, que nous sommes un
certain nombre à nous y être illuminés. Chez certaines personnes - si j’étais
fanatique, je parlerais d’élus -, je crois parfois percevoir une aura, comme la
réplique lointaine d’un séisme d’étoiles, mais il est tout aussi possible que
je délire.
C’était
il y a sept ans maintenant.
Parfois,
lorsque je suis perdue ou malheureuse, je souris. Je souris à ce séisme dont
l’écho perdure.
Cet écho
est comme un ange penché sur moi.
C’est
ainsi même si j’ai dû faire le deuil d’un état que je n’ai jamais retrouvé.
Retrouver n’est d’ailleurs pas la terminologie adéquate.
Disons
que je n’ai jamais plus été saisie,… comme peut-être puis-je espérer l’être à
l’instant de ma mort, juste avant qu’il n’y ait plus rien.
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