Vous
riez.
Un
entrefilet dans la presse se gausse de mon appel à la gendarmerie : un
évadé qui demande à retourner en prison purger sa peine. C’est cocasse !
Vous
riez.
Les gendarmes
hilares sous la mine professionnelle m’ouvrent avec une solennité narquoise la
portière du véhicule de fonction. Sur le chemin qui les a menés à moi, ils ont
bien rigolé.
Force
points d’exclamation. Alors celle-là, c’est la meilleure ! Vous riez.
Cela n’a
pourtant rien de comique et je ne suis un cas isolé que par ma spontanéité.
Mes camarades,
plus équivoques, louvoient et adoptent pour un résultat identique des
stratégies sophistiquées : provocations et agressions intra-muros qui prolongent
la peine, grossières récidives dès les premières semaines suivant la sortie. Croyez-vous
vraiment que nous soyons à ce point idiots pour nous jeter sans intention, encore
et encore, dans la gueule du loup. Nos injures et nos protestations quand les
menottes enserrent à nouveau nos poignets, quand la lourde porte se referme, vous
illusionnent sans doute. Êtes-vous idiots ?
Pendant des années, en prisonnier modèle, j’ai trahi des camarades, insulté des gardiens, trafiqué, cantiné, rêvé d’évasion. J’ai fait ce qu’un prisonnier fait et en cela, j’excelle. Toutes mes forces et mes pensées dirigées vers cet unique projet, noblesse du détenu : sortir, sortir par effraction, sortir contre eux, contre vous.
Pendant des années, en prisonnier modèle, j’ai trahi des camarades, insulté des gardiens, trafiqué, cantiné, rêvé d’évasion. J’ai fait ce qu’un prisonnier fait et en cela, j’excelle. Toutes mes forces et mes pensées dirigées vers cet unique projet, noblesse du détenu : sortir, sortir par effraction, sortir contre eux, contre vous.
Étonnamment,
j’ai réussi. Par une aube d’avril toute frémissante de promesses, j’ai sauté
dans le vide et couru comme un fou à travers la friche autour de la prison,
puis la zone commerciale et les bois alentours. La liberté, la course,
l’adrénaline me montaient à la tête. Je criais, je riais, je délirais. L’air
entrait dans mes poumons avec une violence dont j’avais perdu l’habitude, la
lumière éclatante me blessait les yeux, la forêt se déroulait sans fin, immense,
effrayante, et les villages ensuite, la place du marché et la salle de bistrot se
sont révélés également immenses et effrayants.
Vous
riez ?
Voici la
mesure de l’espace de ma pitoyable existence : 9 m2. Un espace
aux dimensions du corps, une seconde peau. Bras tendus on touche les murs, cinq
pas et on se cogne à la porte de la cellule, trente et on boucle le tour de la
cour.
Pendant
des années, on en rêve du dehors, cet autre espace, sans entrave. Finalement,
pour quel usage ?
Ai-je
jamais su quoi en faire ? Si oui, j’ai dû oublier.
Pareillement,
j’ai oublié comment m’y prendre avec la vie, comment se comporte un homme qui
ne soit pas un taulard, comment parler à tous ces autres qui peuplent l’espace
immense.
Dehors,
je me retrouve tout ballot.
Travailler,
avoir une famille, de bons copains sur qui on peut compter, se détendre autour d’une
bière ou d’un bon film. La grammaire du plus élémentaire s'écrit dans une langue
étrangère.
Cancre
social, depuis belle lurette j’ai perdu le peu avec quoi je me débrouillais.
En prison,
je suis resté trop longtemps sans doute, trop longtemps à développer mes dispositions
contraires.
Dix-huit
ans cumulés dans différentes maisons
d’arrêt et de détention. Toute une vie d’adulte à jouer la rébellion pour la
galerie, à éviter questions et décisions. Chaque heure se laisser dire ce qu’on
a à faire, et comment, tendre la main vers sa gamelle remplie, dormir à l’abri
du toit carcéral.
Un univers
régi par des commandements rudimentaires facilement compréhensibles et applicables,
des rapports brutaux plutôt sains dans leur simplicité : la loi du
plus fort, basique.
Dehors, comment
voulez-vous, on n’a ni les codes ni les moyens. Prendre sa vie en main…, on est
pire qu’un enfant, on cherche le regard, la main qui indiquera la voie à suivre
et on a peur, une trouille pas possible. Les gens vous regardent et vous les regardez.
Il faudrait dire les bons mots, être raisonnable et responsable, et trouver du
travail, payer son loyer, toutes ces choses qui bâtissent une vie d’homme. Comment
faire ? C’est déjà fichu. On est fini.
Entre se
tirer une balle dans le pied et se tirer une balle dans la tête, autant revenir
dans le ventre de la prison. Géhenne, tu es ma maison.
Au
téléphone, je me suis présenté, j’ai dit mon nom et ce que j’avais fait, ma
cavale et ma peine. J’ai demandé à ce qu’on vienne me chercher et j’ai attendu
la voiture assis sur le trottoir à côté de la cabine téléphonique.
Durant six
mois, à l’air libre, j’ai essayé, j’ai erré, j’ai tenu autant que j’ai pu. Des connaissances
d’avant m’ont hébergé un jour ou deux pas plus, un cousin m’a cherché du
travail. Une fois dégrisé, l’angoisse m’a envahi. J’ai demandé aux anciens
s’ils n’avaient pas un coup à me proposer plutôt que le boulot de mon cousin,
ça je sais un peu faire.
J’ai
habité quelques temps une petite chambre d’hôtel avec l’argent de ma sœur qui
n’a pas voulu de moi chez elle : je m’y suis bouffé les ongles sans oser
en sortir, attendant que quelqu’un vienne m’ouvrir la porte ou me dire ce que
je devais faire.
J’ai
dormi dans des granges lugubres, dans les champs sous le toit sidéral, dans les
sous-bois remplis d’ombres menaçantes en me demandant ce que je pouvais bien
foutre là, seul comme un con, à flipper au moindre bruit, à sentir mon ventre
se tordre encore un peu plus à la vue de baies noires dont je ne savais pas si
elles étaient comestibles ou pas.
J’ai
appelé. J’ai dit : il me reste deux ans à faire et comme je me suis évadé
sans doute écoperais-je d’une peine supplémentaire.
À la
gendarmerie, j’attends sagement dans le bureau du capitaine. Ils s’envoient des
clins d’œil, chacun passe la tête par l’embrasure de la porte pour voir le
phénomène. Elle est bien bonne celle-là !
Riez, je
m’en fous.
Je
reviens. Me voilà. Salut matons, tendres barbelés, traîtres fraternels. Salut
Ahmed, Ricou, Joe et les autres. Tiens, il y a même Dédé le tatoué, transféré
de la Santé, spécialiste du mitard. Comme on se retrouve ! Une authentique
enflure Dédé. Pour se saluer, tellement on est contents, il me tape mes clopes
et ça me fait presque plaisir même si je fais mine de le prendre par le col.
Cellule
124. Quatre détenus au lieu de trois. On se toise, on se bouscule. C’est moi
qui aurais la couchette près de la fenêtre.
C’est
l’heure de la douche. Pour le moment je n’ai pas de savon mais je vais cantiner,
gruger, menacer, je connais les ficelles.
Vous
riez ?
Ne croyez
pas que moi je ris, je vais crever là et ma vie n’aura été qu’une sinistre
foirade.
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