On
pourra me reprocher l’indigence du portrait que je vais brosser de mon
grand-père, au moins soyez sûrs que je m’astreins à une scrupuleuse honnêteté
en dépit d’un regard inévitablement impartial et d’une mémoire qui joue les
terres brûlées.
À
sa mort j’étais encore une enfant et ceci excuse peut-être le peu de souvenirs que
j’ai de lui.
Au
mot grand-père répond une image sévère. Celle d’un homme impénétrable aux yeux
d’un bleu glacé, dont la réserve nous intimidait bien qu’il y ait fort à parier
qu’il était tout à fait inoffensif. Il s’exprimait avec parcimonie, en cas
d’absolue nécessité seulement, ne criait pas plus qu’il ne bavardait ou riait
et je ne crois pas que ses lèvres fines, à peine esquissées, aient jamais formé
un sourire.
Je
garde de lui le souvenir d’une présence fantomatique et le raviver convoque un continent
étale et brumeux, rompu de loin en loin par un buisson famélique ou une ravine
inopinée. Je me souviens de cela, un buisson, une ravine, quatre ou cinq éléments
qui ne disent pas grand-chose de ce continent qu’est tout homme.
Voici,
modestement, ces cinq éléments.
1
– Le tronc d’arbre
Dans
le jardin de la petite maison du bord de mer qu’avaient acquise mes
grands-parents à force d’économies et d’emprunts, il avait couché un tronc
d’arbre rongé par le sel et soustrait à l’immensité des vasières ; c’était
l’époque où le littoral surprenait encore le promeneur d’épaves miraculeuses,
de cadavres de mouettes et d’une profusion de coquillages tarabiscotés. Mon
grand-père passait de longues heures assis sur ce tronc d’arbre tortueux et
dépourvu d’écorce, lisse et pâle comme une peau humaine. Il n’allait jamais à
la plage avec nous, je ne sais pas ce qu’il faisait de ses journées et je crois
bien qu’il détestait la touffeur des étés méditerranéens.
2 – Le jardin ouvrier
2 – Le jardin ouvrier
Mon
grand-père glissait sans bruit dans les couloirs de la maison - l’autre, celle
de la ville. Il apparaissait soudain dans l’embrasure d’une porte et nous
faisait sursauter. Dans la salle à manger où nous dégustions pour le goûter des
tartines beurrées surmontées de fraises, il surgissait pour abandonner lourdement
sur la table un panier rempli de fruits et de légumes qu’il cultivait dans l’un
de ces jardins ouvriers qui fleurissaient alors en marge des villes. Avec
mamie, nous marchions parfois jusqu’au petit lopin de terre derrière le
cimetière. Nous repartions avec l’aumône de quelques poignées de cerises après
l’avoir regardé bêcher sans oser nous aventurer sur les plates-bandes ni lui
demander comment poussent les haricots verts.
3
– La belote
En
fin d’après-midi, mamie nous arrachait à nos jeux de princesses et de pirates
et nous missionnait pour prévenir papi de l’imminence du dîner. Nous allions
alors le chercher dans un obscur petit bistrot de quartier qui faisait également
épicerie et dont j’ai oublié le nom – comment ai-je pu après avoir si
souvent entendu « Va chez X chercher papi » ? et il n’y a plus
personne aujourd’hui pour me rappeler ce nom, à cela auraient au moins servi
les insipides journaux intimes que je n’ai jamais tenus. À une petite table au
fond de l’établissement, tous les soirs après le travail, mon grand-père jouait
à la belote. De cela aussi je conserve une vision muette et un peu inquiétante :
lui attablé dans la demi-pénombre enfumée d’une rumeur toute masculine, un
petit verre à sa gauche et les cartes en main, moi debout sur le seuil que je
ne franchissais pas. Il se levait. L’avais-je appelé ? M’avait-il souri,
pris la main ? Aucune trace dans ma mémoire. Je ne me souviens d’ailleurs
pas d’une seule parole de lui ni d’un geste à notre égard, je crois bien qu’il
n’a même jamais prononcé mon nom, ce en quoi probablement j’ai tort.
4
– Le petit gris
Mon
grand-père fumait du gris, ce tabac à
rouler conditionné dans un cube gris justement qui gonflait la poche de son
pantalon. Du matin au soir pendait à ses lèvres un mégot noirci qui contribuait
à me le rendre un peu plus énigmatique. Les cigarettes d’autres membres de la
famille ou d’amis de mes parents nous enfumaient, pas les siennes d’où ne
s’élevait aucune volute et qui semblaient continuellement éteintes, ce que
démentait le fait qu’elles soient malgré tout à demi-consommées (elles avaient
donc été allumées, hypothèse avérée par les trous que les braises laissaient dans
ses chemises synthétique).
5
– Le 78 tours
Derrière
la porte du bureau palpitait le secret de ce que je crois être la nature
profonde de mon grand-père. Il passait de longs moments enfermé dans ce bureau,
seule pièce de la maison que mamie ne nous laissait pas explorer sans
restriction. Il y avait là un imposant secrétaire, un large fauteuil en cuir
crème, des tiroirs et placards remplis de paperasses et de boîtes en carton
contenant ses collections : timbres bien sûr mais aussi élastiques,
étiquettes alimentaires, capuchons de stylo… Dans son bureau, la porte
autoritairement close, il fumait, travaillait – rêvassait ? – et écoutait
un 78 tours sur lequel était enregistré des bruits de trains. Depuis le bureau se
diffusait une clameur insolite de roulis métallique, coups de sifflets, jets de
vapeur, grincements de roues sur les rails. Jamais je ne mentionnais cette
singulière musique ni ne questionnais personne à ce propos. D’évidence, se manifestait
là l’insondable mystère de l’âme humaine. Je ne me le formulais pas de cette
manière mais lorsque papi faisait déferler les trains j’étais aussitôt saisie d’un
malaise diffus ou bien d’une excitation qui me faisait courir en vociférant au
jardin où me prenait parfois une ridicule envie de pleurer. Ce brusque désordre
émotionnel était suivi d’une sorte d’engourdissement qui rendait mes jeux
irréels comme si la routine bonhomme de mes vacances d’enfant avait subi un
léger décalage pareil à ceux qui se produisent dans les contes de fées où, en
une fraction de seconde, s’appuyant innocemment contre un tronc d’arbre pour
jouir de la beauté d’une clairière, le héros bascule dans une autre
dimension.
L’élément
numéro 5, le 78 tours, est indéniablement celui qui m’est le plus précieux. S’y
niche quelque chose qui ressemble à de la tendresse pour cet homme qui ne m’en
inspira aucune.
L’étrangeté
des trains dans le bureau de mon grand-père exerce encore sur moi une
irréductible fascination. Quelqu’un (qui ?), bien plus tard, me révéla que
mon grand-père, employé subalterne aux impôts, aurait aimé être chef de gare,
d’où sans doute ce 78 tours.
À
sa mort j’étais encore une enfant. L’événement, dont je ne conserve aucun
souvenir, s’est produit en dehors des vacances scolaires, nous n’étions pas sur
place et si mes parents se sont rendus à l’enterrement les enfants n’y assistèrent
pas.
Seul
aujourd’hui le 78 tours par sa poésie un peu douloureuse me donne quelques
regrets de n’avoir rien connu de cet homme. Bien des années après son décès, lorsque
survint celui de ma grand-mère et qu’il fallut liquider la maison, murs et
contenu, je sauvais du caprice mercantile des brocanteurs le mystère derrière
la porte du bureau, fauteuil en cuir crème et 78 tours
Je
n’ai jamais réécouté ce disque, à l’époque déjà le tourne-disque (33 et 45t)
était en voie de disparition. Je pourrais le transférer sur cd, la technologie
le permet mais il me semble que ce serait sacrilège.
Le
78t reste donc muet pour toujours comme mon grand-père et ce silence veille sur
ses rêves de trains comme sur les miens.
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