Le dîner
avait été insoutenable, comme d’habitude.
Sa mère
faisait mine de refuser un verre de vin alors qu’elle en avait sifflé une
bouteille entière dans l’après-midi, son père multipliait les allusions salaces
à l’attention de sa belle-sœur, son petit frère avait piqué sa crise
quotidienne, sa sœur aînée ne levait pas les yeux d’une assiette à laquelle
elle ne toucherait pas. Le grand-père, invalide et mutique, cimentait le tout
de son indiscutable et hautement toxique autorité.
Dehors,
derrière la fenêtre close, l’univers ourdissait des brassées d’haletantes
tragédies et de non moins électrisantes jouissances. Le ciel rougeoyait sur la
ville et claquait comme un drapeau à la rumeur du train qui s’enfuit, aux
basses hypnotiques en provenance du club d’en face, aux exclamations et
trépidations des autres vivants, mieux adaptés aux conditions extérieures, à la
vie elle-même.
Mieux
adaptés que lui, qu’eux tous ici. Cette famille-là. grand-père-papa-maman-Lydie-Loriane-lui-Lucas, bougeant, parlant,
ronflant en même temps, les uns suivant les mouvements des autres et vice
versa, pareils à une molécule pourvue de sept atomes, un indissoluble
tout-monde.
La
cuisine était minuscule, à leur taille, moulée autour d’eux. Le dîner
s’achevait mais il fallait encore subir les sempiternels étripages autour du
programme télé avant de pouvoir prétexter une grande fatigue et s’allonger sur
l’un des matelas de la chambre destinée à la fratrie. Le dîner était toujours
insoutenable, plus encore que le reste de la journée.
Il avait
récolté sa moisson d’humiliations. Il était effectivement épuisé. Comme tous
les jours, il s’était dit je ne resterai pas un jour de plus. Comme à chaque
minute, il s’était dit je ne resterai pas une minute de plus. Pourtant il était
toujours là. Les nerfs en pelote à chercher le sommeil qui lui permettrait
d’attaquer demain une nouvelle journée, du matelas de la chambre à la chaise de
la cuisine, remettant à plus tard les démarches de formation ou de recherche
d’emploi, les projets d’avenir, de fuite, de simple promenade et jusqu’aux appels téléphoniques aux anciens
copains d’école qui gonflaient les rangs de la horde joyeuse des vivants.
Au cours
de ses rêves nocturnes, dans une débauche de péripéties glorieuses et de
pornographie crasse, lui apparaissait souvent un squelette planté au milieu du
décor et agité d’ondulations molles et vaines. La signification de ce squelette
devenu familier lui avait été révélée récemment, c’était le tout-monde et il en
était le second métatarsien.
Ainsi
voilà, il restait attaché, destiné à cette maison, à ceux qui avec lui y
vivaient, comme un os à son squelette, fragment
du tout-monde, démuni et inutile hors de lui.
Que
deviendrait-il s’il parvenait un jour à
franchir seul la porte, à dévaler l’escalier sans être pris de vertiges, à
déboucher à l’air libre sans être aveuglé par le soleil cru et asphyxié par les
pollens printaniers ? Qu’adviendrait-il de lui ? Et si par miracle il trouvait l’énergie de
courir vers les bras grands ouverts de l’univers, assurément il échouerait bien
vite exténué au milieu d’immondices et de rebuts divers, au fond d’une ruelle délétère
privée d’horizon.
Risible
métatarsien, petit bâtonnet pâle et poreux, coincé entre deux pavés disjoints,
exposé sans protection à l’acidité de l’atmosphère, condamné à éprouver son
propre effritement, jour après jour, dans l’indifférence générale. Risible
métatarsien qu’éclairerait parfois la funeste lune d’un éclat sentencieux.
Il n’y
aurait plus alors matière à aucun rêve ou forme d’espérance.
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