Après qu’elle
a quitté l’appartement, il se lève et trébuche contre le sac abandonné sur le
plancher.
En
heurtant le chambranle de la porte, il s’ouvre l’arcade sourcilière et, étourdi
par le choc, doit s’accroupir. Le sang goûte sur le plancher. L’aube incertaine
baigne la pièce de lueurs marines. Le sang coule jusqu’à ses lèvres. Le sang
est sucré, l’air salé. C’est un matin à nul autre pareil.
Dans le
sac à ses pieds, il découvre : une serviette éponge, des chouchous, une
bouteille d’eau, du talc et les chaussons de danse. Ah ! quelle douleur
exquise embrasse sa tempe, qu’il est bon de trébucher au lever sur un sac
abandonné !
L’aube se
défroisse sans bruit et laisse entendre le silence de l’appartement tout
murmurant des secrets de la nuit, des promesses du jour. C’est un silence très
particulier, totalement inédit même, un silence qui ne se fait pas entendre
souvent dans une vie.
Il mesure
sa chance. Car c’est évident, car il n’est point question de hasard ou de
négligence, sûrement pas !
Une fille
comme elle n’oublie pas sans raison ses chaussons de danse. Elle reviendra.
Elle reviendra dès ce soir. Elle saisira le prétexte des chaussons.
Et comme
elle reviendra, son cœur se met à flotter dans sa poitrine comme un petit
ballon de baudruche.
Il
esquisse une danse de Sioux, il sautille, tambourine et mouline, renverse la
table et casse une statuette, tant pis ! Son exubérance le fait rire, il
ne sait que faire de son énergie de titan. Il n’éprouve aucune fatigue malgré
l’absence de sommeil, il a même rarement été aussi en forme et la douleur à l’œil,
décidément violente, est un aiguillon délicieux.
Le ravissement
fouette son âme, gonfle le jour qui point et les toits s’élèvent bombés et
frémissants comme le tissu d’une montgolfière.
Sous la
douche, le voilà qui s’émerveille des bienfaits de l’eau chaude sur la peau, de
posséder un bel appartement doté d’une salle de bains spacieuse –les danseuses,
assurément, aiment les salles de bains spacieuses -, de vivre dans cette ville,
dans ce monde-là, aujourd’hui, de vivre tout court. Dans le miroir, il se
trouve plein de noblesse et de charme, et son œil malgré la paupière tuméfiée
pétille.
Les
chaussons de danse ont restauré sa majesté primordiale. Avec eux, un trône lui
est rendu, le monde récalcitrant s’ouvre d’une pression des doigts et s’offre
comme un fruit juste mûr.
Il a beau
se répéter que c’est idiot – et c’est idiot, il le sait -, son cynisme ne
résiste pas aux arabesques d’une fille.
Elle a
oublié ses chaussons de danse et reviendra dès ce soir.
Oh, pour
n’importe qui c’est juste une fille brune, de physionomie plaisante et d’agréable
compagnie. Une jolie fille tout de même, sympa, mais sans plus.
Toutefois
il n’est pas n’importe qui, et la chevelure sombre de la jolie fille brune est
une nuit prodigieuse, sa voix module des notes inouïes, ses mots avec volupté
le transpercent de part en part, le martèlement de ses pas insoumis est le
bruit même de la vie, un battement de cœur.
Et cette
fossette sur sa joue ! Pas la joue gauche, uniquement la droite. Quelque
chose d’irrésistible, une merveille ! Elle a la même sur la fesse et ça
n’importe qui l’ignore. Ça, ça lui est destiné à lui seul. C’est idiot, bien
sûr. Il le sait. C’est idiot.
Elle a oublié ses chaussons de danse. Un cri
lui échappe. Par la fenêtre qu’il ouvre en grand, il fait beau ! Imaginez
ça, alors qu’une brume poisseuse recouvrait la ville depuis plus de deux
semaines.
Il tient
les chaussons contre lui, il va peut-être les emporter au bureau.
Ils sont
soyeux, usés au bout, mais pas rugueux, pelucheux à la pointe comme duvet
d’oisillon. Il les caresse, il les renifle, les serre sur son cœur.
Sa
danseuse a oublié ses chaussons. Il joue
avec les rubans de satin, les attache
ensemble et arrange en écharpe les chaussons autour de son cou.
Son cœur
flotte dans sa poitrine comme un petit ballon de baudruche.
On l’aura
compris, il est amoureux.
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