Robin a mis la chaîne des clips qu’il
regarde, affalé sur le canapé, en proie à cette incommensurable fatigue qui
terrasse les adolescents en pleine croissance. Pour se reconstituer, il fait un
sort au paquet de chips maintenu sur ses genoux. Il n’a pas de devoirs.
Gaspard essaye d’adopter la même attitude
délibérément négligée. Plus petit, il n’arrive pas à caler ses baskets
poussiéreuses sur la table basse mais lui non plus n’a pas de devoirs.
Il faudrait que je vérifie. Il faudrait
que je sévisse. Les enfants d’aujourd’hui n’ont-ils vraiment rien à faire après
l’école ? Le théorème de Pythagore se forme-t-il spontanément dans leur
esprit ?
Le scenario est bien rôdé. Offensé par
mes soupçons, Robin me montrera son cahier de textes où il est écrit :
voir la leçon. Et il l’aura vue. C’est-à-dire qu’il aura ouvert son classeur et
parcouru la page. Il est demandé de voir pas d’apprendre par cœur ! Pour
la forme, en continuant à regarder les clips, un peu plus avachi encore, trop
fatigué pour pouvoir même battre la mesure, il rouvrira le classeur en question.
Ainsi mon autorité semblera respectée et il aura la paix.
Je suis faible. Je ne pense qu’à être
aimé de mes enfants, le devoir éducatif m’échappe totalement.
Gaspard continuera à soutenir qu’il n’a
aucun exercice ce soir. Là, j’aurai peut-être un petit coup de sang. Je lui
demanderai à brûle-pourpoint « 8 fois 7 » et réussirai à lui
démontrer qu’une petite révision s’impose. Moins frondeur que son aîné, il consentira
pour cinq minutes à se mettre au travail à la table de la cuisine.
Dans cette même cuisine où l’heure des
devoirs a été pour moi un supplice quotidien. Car en dépit des soirées passées à
souffrir sur la règle de trois ou les accords en genre et en nombre, mes
résultats scolaires ont toujours été dans le meilleur des cas très médiocres.
Pourquoi n’obtenais-je pas comme mon aîné les félicitations du corps enseignant ? Mon frère avait ouvert la voie de l’excellence, j’aurais dû m’y engouffrer sans effort. Qu’est-ce qui n’allait pas chez moi ? Je lisais et relisais ma leçon sans rien y comprendre. Chaque famille génère son idiot. Et l’idiot, c’était moi.
Pourquoi n’obtenais-je pas comme mon aîné les félicitations du corps enseignant ? Mon frère avait ouvert la voie de l’excellence, j’aurais dû m’y engouffrer sans effort. Qu’est-ce qui n’allait pas chez moi ? Je lisais et relisais ma leçon sans rien y comprendre. Chaque famille génère son idiot. Et l’idiot, c’était moi.
Dans la rue, les autres enfants avaient fini
leur travail depuis longtemps et jouaient aux billes. Tous les soirs, dans la
cuisine, après la classe, on m’astreignait à de fastidieuses révisions. Ma mère
y perdait son infinie patience, haussait
le ton, avant de se prendre la tête dans les mains de découragement. J’étais
sincèrement désolé pour elle ; j’aurais aimé lui faire plaisir. Plus encore,
j’aurais voulu satisfaire mon père dont les exigences ont cinglé mon enfance. Lorsqu’il
rentrait du bureau, la sanction tombait. S’il relayait ma mère aux devoirs,
j’étais à la torture.
Je voyais ses mâchoires se serrer puis
une colère incendiaire le jetait hors de lui. Sais-tu au moins lire ?
grondait-il en me menaçant de son journal. Je devais alors abandonner le calvaire
de l’arithmétique pour celui de la lecture debout face à lui. Je bégayais. Je butais
sur les mots. La panique accroissait mes difficultés de lecteur débutant. Il
envoyait finalement un coup de pied dans le journal manquant de peu ma joue, ou
pas. Je n’étais bon à rien. Je me remettais à mes exercices, la tête
bourdonnante. Les phrases du livre restaient vides de sens. Le mot idiot s’inscrivait sur mon front et la
ceinture me cuisait les fesses. En me couchant, je n’avais toujours rien
compris au participe passé.
D’abyssales lacunes consolidées par une
piètre opinion de moi-même m’ont cantonné dans la catégorie des gagne-petit. Je
voudrais préparer à mes enfants magnifiques un destin meilleur que le mien.
Mais à l’heure des devoirs, comment faire ?
Entre la brutale intransigeance de mon
père et le laxisme dont je fais preuve, il doit bien y avoir ce qu’on appelle
un juste milieu. Ce point d’équilibre demeure un mystère.
Robin et Gaspard, pourtant dotés
d’évidentes facilités, me tendent en riant des bulletins de notes consternants.
Il serait plus que temps de mettre un petit coup de collier. Ils soupirent en
soutenant mon regard et je sens, revenu d’heures passées jadis à la table de la
cuisine, le mot idiot flotter autour
de moi comme remugle.
Si j’essaye d’élever la voix, je deviens
ridicule. Si je les prive de télé, ils jouent à la Nintendo. Si j’adopte un ton
ferme, ils me répondent avec une fermeté plus grande. Ils sont sûrs d’eux, pas
moi. Et l’heure des devoirs, s’ils la traversent avec une inflexible
désinvolture, reste pour moi celle de l’angoisse.
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