Lorsqu’elle
s’est couchée hier soir, elle ignorait qu’elle ne se réveillerait pas.
Si elle
avait su, elle aurait mis un peu d’ordre dans ses affaires, appelé ses parents
qui se morfondent tout l’hiver dans leur grande maison désolée de la Creuse, accordé
à son fils l’autorisation d’aller au cinéma, fini le repassage, envoyé un
message à son amie Fabienne pour l’assurer du plaisir qu’elle avait eu à passer
la journée en sa compagnie, elle aurait réglé pour sa fille les fastidieuses
formalités d’inscription pour ce stage en Australie, posté sa lettre de
démission rédigée depuis des lustres, fait l’amour avec Damien son mari,
débarrassé enfin l’étagère de ses vieux pulls mités, et mon Dieu, surtout,
détruit les lettres de Lorenz.
Car bien
sûr Damien va tomber dessus. Elles sont à peine cachées, réunies dans une
pochette sous une pile de papiers administratifs qu’il devra éplucher
pour la succession.
Pourquoi
les a-t-elle conservées ? Par négligence ou sentimentalisme. Par nostalgie.
De quoi ? D’un songe …
Lorenz. Un
coup de cœur, il y a douze ans. Une rencontre de hasard. Un échange de lettres
enflammées comme celui qu’auraient entretenu deux amants du siècle passé.
Mariés
tous les deux et heureux, lui à Cologne, elle à Bordeaux, leur relation n’avait
jamais été qu'une platonique chimère mais cette correspondance suggérait
exactement le contraire. Quelle idiote !
Le paquet
de lettres, celles de Lorenz et les brouillons des siennes, allait réduire à
néant toutes ces années d’un bonheur que rien, rien, n’entachait.
Elle ne
sera plus là pour se défendre ni s’expliquer de ce qui, pour Damien, constituera
une irrémissible trahison et son existence toute entière s’assombrira de
mensonges abjects.
Elle
connaît Damien, il ne pourra même pas se servir de sa tromperie pour l’oublier
plus vite et refaire sa vie. Le peu de confiance en autrui qu’elle avait réussi
à lui instiller se désintégrera à tout jamais.
En se
couchant hier soir dans l’ignorance d’un sommeil définitif, - quelle
inconséquence ! - elle l’a condamné
à vivre le reste de ses jours dans l’amertume et la solitude.
Cela à
cause de cette ridicule correspondance, de la puérile fougue de lettres oubliées
depuis belle lurette. À cause de sa négligence, de son sentimentalisme, de ce
que les phrases ampoulées déclinaient à longueur de pages.
Si le
frisson que les lettres lui avaient procuré avait été délicieux il ne fut jamais
sérieux pas plus que Lorenz n’avait mérité les surnoms qu’alors elle lui
donnait d’aimé, d’unique, de lumineuse espérance, de ravissement fatal, etc.,
etc.
Son seul
amour a été Damien, malheureusement hier soir lorsqu’elle s’est couchée, elle ignorait
qu’elle ne se réveillerait pas.
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