J’ai pris dix ans, deux avec sursis. Ma peine démarre tout juste, onze mois seulement.
Je fais exactement ce qu’on m’a prédit
que je ferai. Je compte chaque jour, chaque minute, alors même que la mesure
commune du temps n’a plus cours.
Depuis ma condamnation, je tourne en
rond, je tourne à vide. Les dix ans, je les ai déjà pris : mes yeux sont
cernés, mon visage raviné, ma démarche éreintée.
Rue de la Santé - Yves Tanguy, 1925 |
Tous les jours, je caresse le mur de ma
main, je le lèche, j’y colle mon oreille. J’imagine le bruit de ses pas, de son
cœur, de l’autre côté.
Je viens en fin d’après-midi, à l’heure
du déjeuner, quand je peux.
Je colle mon oreille dans l’espoir d’une aubade,
d’un mot miraculeux qui donnerait la force de pousser la roue du manège, mais
finalement dois me débrouiller seule avec le silence.
Je vais prendre un thé, dans le bar en
face où boivent en fixant le mur celles de mon espèce, jeunes ou vieilles,
égarées ou désespérées, solitaires ou flanquées d’enfants impatients ou muets.
Je suis la femme du caïd.
Je dis ça pour me moquer car aussi peu nobélisable que je sois, je ne suis pas stupide à me prendre pour une héroïne de cinéma.
Je dis ça pour me moquer car aussi peu nobélisable que je sois, je ne suis pas stupide à me prendre pour une héroïne de cinéma.
Je ne suis pas la femme du caïd, nous
n’étions pas mariés et il ne mérite pas ce titre ronflant, c’est juste un homme
que la chance a trahi, un qui n’a pas beaucoup de jugeote sinon il ne se serait
pas embarqué dans une affaire aussi risquée et n’aurait pas accepté l’arme que
cette arnaque ne justifiait en rien ; avec une arme c’était sûr, c’était
trop tentant, il tirerait et il a tiré.
Je suis prisonnière du mur qui
l’encercle, condamnée au périmètre qui court le long de l’enceinte de la
prison, cantonnée dans le territoire libre. On me dit d’arrêter d’aller au mur,
on me dit beaucoup de choses.
Aucune chaîne n’entrave mes pas, aucune frontière
ne barre ma route, mais je n’avance pas et reste au pied du mur, je suis à
moi-même un cantonnement.
Il suffirait pourtant de porter le regard
ailleurs. Le regard n’est-il pas libre ?
Porter le regard sur le square où
naissent les promesses, sur cet homme qui passe, sur l’affiche qui vante les
débouchés d’une formation de secrétaire médicale ou le soleil à quelques heures
de chez vous.
Je regarde le mur. Je suis empêchée.
Ne t’attends à rien. Tu sais, n’attends
rien. Arrête d’attendre. Quand il sortira ce ne sera pas lui et tu ne seras
plus toi. Il te battra comme plâtre pour te punir d’avoir été d’un côté du mur
et lui de l’autre.
Je suis la femme du caïd. J’ai pris dix
ans. Je suis empêchée.
Porter le regard ailleurs, n’importe où
conviendrait.
Mais aujourd’hui encore je vais au mur,
le caresse, le lèche et y colle mon oreille.
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