mercredi 12 mars 2014

Porter le regard ailleurs, n'importe où conviendrait


J’ai pris dix ans, deux avec sursis. Ma peine démarre tout juste, onze mois seulement.
Je fais exactement ce qu’on m’a prédit que je ferai. Je compte chaque jour, chaque minute, alors même que la mesure commune du temps n’a plus cours.
Depuis ma condamnation, je tourne en rond, je tourne à vide. Les dix ans, je les ai déjà pris : mes yeux sont cernés, mon visage raviné, ma démarche éreintée.
Rue de la Santé - Yves Tanguy, 1925
Tous les jours, je caresse le mur de ma main, je le lèche, j’y colle mon oreille. J’imagine le bruit de ses pas, de son cœur, de l’autre côté.
Je viens en fin d’après-midi, à l’heure du déjeuner, quand je peux.
Je colle mon oreille dans l’espoir d’une aubade, d’un mot miraculeux qui donnerait la force de pousser la roue du manège, mais finalement dois me débrouiller seule avec le silence.
Je vais prendre un thé, dans le bar en face où boivent en fixant le mur celles de mon espèce, jeunes ou vieilles, égarées ou désespérées, solitaires ou flanquées d’enfants impatients ou muets.
Je suis la femme du caïd. 
Je dis ça pour me moquer car aussi peu nobélisable que je sois, je ne suis pas stupide à me prendre pour une héroïne de cinéma.
Je ne suis pas la femme du caïd, nous n’étions pas mariés et il ne mérite pas ce titre ronflant, c’est juste un homme que la chance a trahi, un qui n’a pas beaucoup de jugeote sinon il ne se serait pas embarqué dans une affaire aussi risquée et n’aurait pas accepté l’arme que cette arnaque ne justifiait en rien ; avec une arme c’était sûr, c’était trop tentant, il tirerait et il a tiré.
Je suis prisonnière du mur qui l’encercle, condamnée au périmètre qui court le long de l’enceinte de la prison, cantonnée dans le territoire libre. On me dit d’arrêter d’aller au mur, on me dit beaucoup de choses.
Aucune chaîne n’entrave mes pas, aucune frontière ne barre ma route, mais je n’avance pas et reste au pied du mur, je suis à moi-même un cantonnement.
Il suffirait pourtant de porter le regard ailleurs. Le regard n’est-il pas libre ?
Porter le regard sur le square où naissent les promesses, sur cet homme qui passe, sur l’affiche qui vante les débouchés d’une formation de secrétaire médicale ou le soleil à quelques heures de chez vous.
Je regarde le mur.  Je suis empêchée.
Ne t’attends à rien. Tu sais, n’attends rien. Arrête d’attendre. Quand il sortira ce ne sera pas lui et tu ne seras plus toi. Il te battra comme plâtre pour te punir d’avoir été d’un côté du mur et lui de l’autre.
Je suis la femme du caïd. J’ai pris dix ans. Je suis empêchée.
Porter le regard ailleurs, n’importe où conviendrait.
Mais aujourd’hui encore je vais au mur, le caresse, le lèche et y colle mon oreille.

Aucun commentaire: