jeudi 10 mai 2012

60 pilules amères


60 minutes à avaler. 60 pilules amères.
Dehors, l’ombre pourpre des érables crisse comme de la limaille.
Ça a commencé par un coup de poignard sous l’omoplate. De petites répliques vicieuses ont suivi et ce quelque chose de sourd, qui serre, qui serre.
Depuis, on attend et la peur s’épanouit comme un nénuphar géant. On attend et on ne fait plus le malin à essayer de résoudre des équations métaphysiques.
On se prend le pouls, on fait l’inventaire des signes  morbides. On a le souffle court, l’haleine chargée, des éblouissements, et ce quelque chose qui serre, qui serre.
Dans 60 minutes maintenant, on en aura fini avec cette frayeur verticale. A l’heure dite, en quelques mots irréfutables, on sera précipité d’un côté ou de l’autre.
1, 2, 3, 4, 5…  égrener les secondes anesthésie l’attente.
On s’accroche à la corde des chiffres.
129 fois la lettre S dans cet article, 16 boutons à la chemise sans oublier celui de secours cousu à l’étiquette, 6 personnes qui attendent dans la salle, 7 il y a une minute et demie encore, soit 90 secondes.
Dehors bien sûr, tout est signe : les nuages qui se gélifient et les oiseaux qui se taisent.
Dans le creux de notre main, reste 60 cristaux de mercure.
60 minutes amères à avaler à sec.
C’est long 60 minutes alors que l’oxygène se raréfie dans la pièce. On suffoque,  on pense à ceux qu’on aime. On ne s’étonne pas qu’ils soient finalement si peu nombreux mais de tant les aimer ; on en doutait encore il y a quelques jours. 60 minutes, 60 pilules amères à avaler. De quoi faire un beau suicide.
Souvent on a pensé en finir, quelle ironie !
La catastrophe va-t-elle avoir lieu ? Dans 60 minutes, 42 maintenant, aura-t-on tout perdu ? Oh, comme on a à perdre soudain !
Toutes ces chances qui faisaient notre vie et qu’on regardait avec un ennui de souverain.
Toutes ces choses qu’on ne veut pas perdre et qu’on repoussait hier d’une main négligente.
Quand la réponse arrive enfin, on est déjà à moitié mort, vaincu par quelques minutes, 60 pilules amères.
Deux-trois mots suffisent à le dire : la catastrophe est évitée.
On échappe au  pire.
On n’a rien perdu.
On reste du côté des vivants.
Ça fait presque rire cette grosse frayeur qu’on a eue.
On sautille jusque chez soi, on s’émerveille. L’ombre pourpre des érables fredonne. On se réjouit de ce passant qui nous bouscule, de l’odeur de graillon de la rue des Halles, des premiers marrons chauds qui brûlent les doigts. Oui, tout est toujours là, à portée de main, à portée de cœur, quel bonheur ! 
On dit merci en pensée, au soleil derrière les nuages, à nos morts, à Dieu, au hasard, à l’ange… Merci !
On va pouvoir continuer à vivre, à avaler chaque minute bien consciencieusement. Avec délectation d’abord. Dans quelques jours, quelques semaines si l’on est sage, avec indifférence ou dédain.  On pourra recommencer à caresser l’idée d’une mort libératrice en repoussant vers la corbeille d’une main négligente toutes ces chances prodigieuses et désespérantes qui sont les nôtres. Quelle malheur !
On aura fini d’avoir peur de perdre la vie et l’on pourra à recommencer à la traiter mal.

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