Mon premier souvenir de mon père coïncide avec la découverte de son existence.
J’avais cinq ou six ans.
Je vivais dans une ignorance bienheureuse tout imbibé
d’amour maternel.
J’étais un enfant vif et joyeux, content de vivre,
comblé jusqu’à ce que j’apprenne qu’il me manquait quelque chose.
Ce jour-là, dans la boîte aux lettres, une étrange
missive.
C’est une carte de ton papa.
Jamais nous n’avions évoqué la question du père et je
ne me souviens ni d’avoir été intrigué par l’absence dans mon environnement immédiat
de cet élément pourtant fondateur ni d’en avoir souffert.
Dans un emballage de papier bulles, un carton rigide peint
format A4, des couleurs comme un orage avec un fouillis de petits personnages
qui planaient dans tous les sens comme des oiseaux migrateurs désorientés, çà
et là des soleils miniatures réalisés à la feuille d’or et le mot papa, en bas à droite..
Waouh !!! Je courus me barricader dans ma
chambre. J’y attendis le reste de la journée le déclin de l’onde de choc
pendant que ma mère tambourinait à ma porte.
Les jours suivant ce séisme émotionnel, répliques et
révélations confirmèrent l’invraisemblable. Je n’étais pas né comme je le
croyais de ma mère et d’elle seule, éventuellement assistée d’une puissance supérieure,
mais aussi d’un homme, un vrai homme, comme le papa de Martin ou celui de
François, tu vois. Sauf que le mien était hors de ma portée, divinement beau,
incroyablement intelligent, un être exceptionnel, un créateur comme les siècles
en portent peu et dont le nom survivrait aux inévitables révolutions artistiques
et aux invasions extra-terrestres. Waouh !!!
Jorge Wieller. Tu vois, il t’a donné son nom :
Wieller.
Regarde. Ma mère avait conservé pour cette occasion
j’imagine un numéro de la revue Art Press dont il faisait la couverture. Voilà
ton père.
Je ne crois pas que cela ait jamais eu aucune réalité
sensible pour moi. Mon père était et demeure une abstraction impossible à
appréhender. Je me suis en revanche familiarisé avec le grand peintre dont je
reconnais l’incontestable réalité.
L’existence de mon père, en même temps que son
absence, m’était rappelée incidemment par des lectures, plus souvent par des
camarades de classe qui en semblaient plus préoccupés et curieux que moi.
C’est le fils de…
Certains s’évertuaient à se faire inviter à la maison
pour rencontrer le génie. Ils étaient invariablement déçus. Nous habitions ma
mère et moi un modeste trois pièces : d’atelier point, de peintre célèbre encore
moins.
Je n’ai jamais vu mon père, exception faite, lorsque
j’étais encore accroché au sein de ma mère, de visites éclair qui n’ont pas
imprimé l’argentique de mon esprit.
J’ai reçu une demi-douzaine de cartes postales. Pas de
petite carte classique achetée chez le buraliste non, des cartes conçues et
réalisées par lui, uniques, de petites œuvres d’art qu’il agrémentait de
quelques mots de son cru mûris au chaudron de son inspiration époustouflante. Des
cartes de génie dont il était sans doute très fier, qu’il aurait pu vendre ou
exposer, et où il m’assurait de son indéfectible présence de cœur !
Les génies prennent vraiment les enfants pour des
cons.
Les pères, eux, à ma connaissance, accompagnent leurs
enfants au foot et s’inquiètent de leur mauvaise toux.
J’ai conservé les cartes. On ne peut pas s‘empêcher
d’être sentimental.
Dans une interview donnée par sa seconde femme, Délia
- qu’il a quittée après lui avoir fait des jumeaux destinataires eux aussi de
cartes -, j’ai lu d’exceptionnelles inepties. Quand il s’agit de mon père, on interroge
Délia, une chanteuse qui a connu une petite notoriété au début des années 80 et
dont le nom évoque encore quelque chose, de préférence à ma mère qui de toute
façon roule des yeux de carpe et semble avoir tout oublié de sa relation avec
le maître… Délia donc nous instruit noir sur blanc de l’extrême sensibilité de
mon père, un homme intuitif, bienveillant, généreux à sa façon et c’est là la
marque du génie sans doute, ce « à sa façon ». Il ne sortait pas de
son atelier et ne daignait voir personne mais on sentait son amour, ne
manque-t-elle pas de conclure. Je lis beaucoup de ces perles-là sur l’immense
humanité du peintre majeur que fut mon père, cet évidemment écorché vif que les drogues aidaient à vivre avant de
l’aider à mourir.
Je dois toutefois reconnaitre que mon père avait
« à sa façon » le sens des responsabilités. Nous n’avons jamais
manqué de rien comme on dit. Tous les 5 du mois sans exception est tombée la
pension alimentaire qui nous a permis de vivre correctement.
A la mort de mon père, j’ai hérité. Un peu. Tout
comme un demi-frère et une demi-sœur que je n’ai jamais cherché à rencontrer,
plus largement sa compagne du moment et par un montage dont j’ignore les
détails le futur musée Jorge Wieller, Son musée.
J’ai hérité de cinq toiles grand format, d’une
trentaine de croquis et… d’une palette.
Je me suis empressé de vendre trois des tableaux puis
quelques croquis de ci de là. J’en garde sous le pied. Sa fortune m’a sauvé la
mise plus d’une fois. Papa veille sur moi.
Un temps, j’ai accroché l’une des toiles dans le
salon. Les tons s’accordaient bien avec ceux des tentures. Aucun sarcasme dans
ma remarque, je trouvais réellement agréables et harmonieux les coloris du
tableau. Je n’ai aucun goût pour la peinture ni sens artistique, je ne sais pas
ce qu’est le beau (il paraît d’ailleurs que la beauté n’a rien à voir à l’affaire)
et me suis toujours scrupuleusement tenu à l’écart de ces questions. Quelques
semaines plus tard, j’ai débarrassé du tableau les murs du salon, il
m’oppressait.
Avec ce qui me reste de l’héritage, j’assure un pécule
à mes vieux jours et à mes trois enfants.
La palette, sans valeur marchande puisque rien ne
prouve l’identité de son propriétaire, est consignée dans une malle à la cave
avec d’autres objets au rebut. Elle n’en est pas sortie depuis quinze ans.
Une fois, au cours d’une période difficile, à la
faveur de l’un de ces tris qui accompagnent les grandes étapes d’une vie, elle
a bondi de sa cachette sur mes genoux comme un animal sournois. Je sanglotais
déjà sur mon destin de naufragé et, pris d’un violent spasme de désespoir, je
me suis mis à cracher sur la palette. Des doigts, j’ai dilué les couleurs acides
avec ma salive et m’en suis barbouillé le visage. Voilà. C’est tout.
Elle n’est plus jamais sortie de la malle ni de ma mémoire.
Jusqu’à aujourd’hui.
En ce radieux matin de juin où mon fils aîné
m’annonce qu’il souhaite intégrer les Beaux-arts.
Mon fils Jérémie veut être peintre !
A cette annonce, je crois que je me mets à trembler
de la tête aux pieds et que se produisent à l’intérieur de mon corps des
déflagrations en chaîne.
Jérémie, le petit garçon que j’accompagnais au
foot !
J’aime mon fils et le soutiendrai quoi qu’il
entreprenne. Comment pourtant ne pas ressentir sa vocation comme une trahison. En
espérant qu’il s’agisse bien d’une vocation et pas d’un caprice, pire d’un
règlement de compte.
Franchement, quand on s’appelle Jérémie Wieller peut-on
innocemment être peintre, décréter que l’on se consacrera corps et âme à
l’exercice de cet art. Cela en plein âge parricide… reprendre le flambeau du génie qui aurait
sauté une génération… devenir peintre comme le grand-père honni…
Franchement !?
Il sera peintre, il l’a toujours secrètement voulu.
Il ne sera pas peintre, il est
peintre, c’est dans son sang, dans son âme, me révèle-t-il. Il dépose sur la
table un carton à dessin où, depuis des années, clandestinement, il range des
œuvres tout aussi clandestinement réalisées.
Les déflagrations se propagent hors des limites de
mon corps et inondent la pièce de vagues bleues, rouges, d’éclaboussures et de clignotements.
Je fais un malaise. J’ai une absence…
Sans comprendre comment, je me retrouve à la cave où
aussitôt de la malle aux oubliettes la palette bondit. Sur mes genoux, comme un
animal sournois, elle me nargue, elle me joue sa petite réplique du séisme
originel.
Mais je n’ai plus cinq ans et il est temps de sortir
de la ligne de faille. Je me sermonne. Je panique. Je tranche. J’hésite.
Me débarrasser de ce venin bariolé serait un premier
pas. Il en faut un. Je jette la palette, c’est décidé. Je suis déjà debout et
c’est moi qui ait le dessus cette fois. Pas de pleurnicheries pas de crachats
ni de grimage d’apache impuissant. Je la jette…
Ou bien… Peut-être pourrais-je me montrer plus malin.
Si mon fils veut vraiment être peintre, pourquoi ne pas utiliser la palette, changer
le maléfice en bénéfice, m’en faire un alliée, me réconcilier et nous lier, l’offrir
à Jérémie.
Je tranche. Je panique. Je me sermonne. J’hésite.
Je la lui donne ou pas. Ça a un sens ? Lequel ?
Est-ce juste et bienveillant ? Puis-je vraiment lui transmettre ce nœud de
couleurs acides ? Je suis le fils de… j’ai cinquante-cinq ans et suis
perdu dans une forêt obscure digne des contes enfantins.
Voilà que des larmes me montent aux yeux et gouttent
sur la palette, sur le bleu cruel de la nuit, le bleu préféré de mon père. Ce bleu
d’alchimiste dont il faisait des visages, des visages vivants et habités qui
semblaient vouloir vous murmurer quelque chose.
Je suis le fils de… et je n’entends rien. Je suis
maudit, je maudis la palette, je suis perdu à un carrefour de couleurs.
La journée passe à la cave. Je divague et je
réfléchis. Je m’endors brutalement sur l’établi dans la sciure et les vis. Mon
sommeil est une mer chromatique.
A mon réveil, je renvoie la palette à sa malle. Je la
garde. Je ne peux pas m’en séparer et son usage est connu de moi seul. Les
cartes postales aussi bien sûr, je les conserve. Je suis sentimental.
Mais par la suite, si nécessaire, je vendrai un
tableau de mon père pour aider mon fils, pour payer un atelier par exemple.
J’ouvre le carton à dessin abandonné sur la table. Les
peintures de Jérémie sont un élan autant que celles de mon père étaient un
abîme. Je n’y connais rien mais il a sûrement du talent. Ses couleurs sont
franches et vives. Pas de couleurs acides…
Mon fils, le petit garçon que j’accompagnais au foot
veut être peintre.
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