Il est 9 heures à peine.
Avec des tendresses de pastel, la lumière
ambre les toits. Rien dans sa douceur ne laisse présager la cruauté verticale
du soleil d’août.
Il est si tôt encore, et vous vous
émerveillez du gris moelleux des pavés sous les rayons duveteux.
C’est l’instant où la place s’enchante. Intime
et gorgée de promesses, elle ne se donne qu’à vous, d’ailleurs vous êtes seul à
cette heure matinale. Mais même au plus fort de la journée, elle gardera ce
petit côté villageois et ne sera traversée que par ces autochtones solitaires qui
goûtent nonchalamment les lieux comme s’ils étaient un balcon à leur deux pièces.
Vous êtes assis à l’une des trois petites
tables de l’unique café ouvert. Trois tables seulement car le patron n’a pas
l’esprit mercantile, il ne lui viendrait pas l’idée d’exploiter les faveurs de
l’été et trop de clients ne lui causerait que de l’embarras. Trois petites
tables rondes seulement. Plus, de toute façon, gênerait la circulation des
poussettes s’il s’en trouvait à passer.
Un client vient parfois occuper une table
voisine de la vôtre. Vous vous adressez un salut discret de la tête. Quelqu’un
du quartier selon toute vraisemblance, quelqu’un que vous avez dû croiser, côtoyer
peut-être depuis longtemps, sans vous en apercevoir car le reste de l’année on n’a
pas, vous le savez, la même figure ni le regard disponible pour remarquer la
figure de quiconque.
Vous ne faites rien, ou si peu de vos
journées. Vous vous attachez à ne pas souiller votre bien-être d’ambitions
futiles. La ville vous appartient toute entière depuis cette petite place nichée
au creux d’humbles ruelles, et cela suffit.Un peu plus loin, s’égarent des touristes
en grappe et en short – vous n’oseriez pas manquer ainsi de respect à la plus
belle ville du monde, vous portez vous bien sûr des pantalons en lin à la coupe
impeccable et d’élégantes chemisettes, c’est bien le moins. Parfois un coup de
vent amène jusqu’à votre table les accents inquisiteurs de leur vocable étrange,
ils déchiffrent anxieusement un nom de rue et cherchent, un plan à la main,
quelques curiosités à ne pas rater. A deux pas de là, ils tireraient profit de
la petite place que l’on peut qualifier de véritablement authentique. Ce n’est
pas vous qui viendrez les en informer.
Il est 9 heures, l’air tiède vous emplit
de gratitude. Vous êtes bien. Vous goûtez les nuances délicates de cet état que
seule la petite place déserte rend possibles. Vous ouvrez votre journal, plus
pour le plaisir de lire tranquillement que par désir de s’informer, d’ailleurs
vous ne retenez pas grand-chose des nouvelles du jour, sauf peut-être les
prévisions météo pour le lendemain, rassurantes, et la rumeur diffuse de violences
qui souligne la quiétude de vos vacances.
Quand l’envie vous en prend mais sans
précipitation, vous laissez le temps à ce désir de monter et mûrir, vous quittez
la petite place pour une déambulation dans la ville languissante et offerte.
Le temps passe, jour après jour. Une
vingtaine de jours de bonheur presque parfait. Trois semaines attendues le
reste de l’année qui jamais ne déçoivent et rappellent chaque fois le plaisir
simple d’exister.
Et puis un matin, il est 9 heures et les
rayons obliques glissent des toits sur les pavés mais quelque chose a changé.
Sur la place, les quelques bancs qui
ceignent la fontaine Wallace sont tous occupés. Au rez-de-chaussée des
immeubles, les rideaux de fer se sont levés. Un mélange de pas précipités, d’éclats
de voix et de pétarades de livreurs en scooter soulèvent une poussière bruyante
qui étouffe déjà comme sous une chape le quartier tout entier.
Vous vous asseyez en terrasse. Le journal
porte la date du 1er septembre. Vous ne l’ouvrez pas et le café, vous le buvez
brûlant, très vite, pendant que le patron, qui a compris comme vous sans qu’il
soit nécessaire de nommer de telles évidences, rentre les deux tables voisines,
bientôt la vôtre.
Il faudra attendre un an, les prochaines vacances
d’été, août indolent, pour avoir à nouveau le privilège de la petite place.
En vous éloignant de son rivage, vous lui
jetez un dernier regard éperdu et résigné. C’est fini. Saisi de mélancolie,
vous rentrez directement vous enfermer chez vous au numéro 6 d’une ruelle adjacente.
A l’instant de pousser la porte cochère vous
parvient, pareil à un clin d’œil, une seconde de silence que la place a imposé
au vacarme de septembre et qu’elle vous adresse à vous seul en guise d’au
revoir.
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