Deux d’entre nous lisaient en dépit de notre jeune âge et d’un milieu rural qui valorisait peu quand il ne l’ignorait pas totalement les activités culturelles et artistiques.
Dans les
romans, nous dirent-ils, les personnages se donnent la mort.
Des
amoureux malheureux, éconduits ou trahis, - plutôt des femmes - se noient,
s’empoisonnent, se défenestrent (plus rarement), se laissent périr d’inanition.
On succombait
donc d’autre chose que de vieillesse, de maladie ou de guerre.
Catastrophe
infligée par le bras impitoyable du destin, la mort révélait un autre visage,
celui d’un acte délibéré contre soi-même.
On pouvait décider de mourir.
Un jeu de
mots stupide, un ricanement, un silence gêné. Nous continuâmes à briser des
branches et tresser des nattes de fougère.
Nous
étions des enfants heureux, entourés de
familles heureuses, et devant la plupart d’entre nous le mot suicide n’avait
jamais été prononcé.
Pour
Guillaume et moi toutefois, cette information strictement littéraire résonna
d’une singulière manière, un peu comme l’effarante confirmation d’un pressentiment.
La cabane
s’avéra l’une des plus abouties que nous ayons jamais construites et nous réussîmes
à convaincre nos parents de nous y laisser dormir une nuit le week-end suivant.
Nous ne fermâmes pas l’œil afin de ne rien perdre de la magie et de la gaîté de
cette aventure dont je garde le souvenir d’un moment parfait.
Nous formions
une joyeuse bande, une douzaine de garçons et de filles, tous dans la même
classe depuis la maternelle, tous embarqués à bord des mêmes fantastiques
épopées.
Nous n’étions
pas tout à fait des adolescents et ne passions pas notre temps, comme nos
aînés, à discuter ou à nous taire en écoutant de la musique. Mais l’enfance commençait
à perdre sa dimension de continent imprenable, nous nous y accrochions comme à
un morceau de bois sur l’océan menaçant, en proie de plus en plus souvent à un
incompréhensible ennui entrecoupé de bouffées de malaise que nous parvenions à
dissiper grâce à notre capacité encore vivace à jouer aux billes, à la poupée,
aux aventuriers.
Nous
avions cette année-là pour professeur d’histoire naturelle une femme très belle
et très blonde, d’une douceur inappropriée à sa fonction, qui cessait parfois
brutalement de faire cours. Elle nous donnait à résoudre un problème d’anatomie
ou nous passait un film et rêvassait, du moins c’est ce que nous pensions
qu’elle faisait.
À quelle
activité peut-on bien se livrer si l’on ne joue pas, ne court pas, ne dessine
pas… ?
Au
premier abord, rien ne semblait distinguer madame Becker, elle assistait à la
messe et aux festivités locales, elle mangeait à la cantine et riait avec ses
collègues, elle avait des enfants de notre âge, scolarisés dans une autre
ville, un mari dentiste et une magnifique maison au bout d’un chemin de genêts.
Pourtant
madame Becker n’était pas tout à fait comme les autres, elle possédait un
raffinement subtil, une sensualité sauvage et triste qui nous troublait et
tranchait avec la rusticité des femmes de notre entourage. Pour souligner son
mystère, elle s’habillait de robes à volants introuvables sur les catalogues de
vente par correspondance et portait une cape en velours. Elle aurait pu être
l’incarnation d’un personnage de roman, une héroïne romantique.
Un lundi,
dans le hall du collège, nous vîmes figurer son nom sur la liste des
professeurs absents et avant même d’avoir fini l’enthousiaste lecture du
tableau de nos heures buissonnières, nous apprîmes qu’elle était morte, puis
très vite il se chuchota qu’elle s’était suicidée.
Ainsi, on
se donnait bien la mort, en vrai, ailleurs que dans les romans.
La
journée puis celles qui suivirent se déroulèrent malgré une routine inchangée
dans un climat d’inquiétante irréalité.
Cet évènement marqua pour notre petit groupe la fin de l’enfance. Quelques temps
plus tard, furent définitivement abandonnées les billes, les poupées, les
cabanes dans les bois.
Je connus
peu après mes premiers accès de détresse, expérimentais l’excès de boisson et
tombais désespérément amoureux.
Je
découvris dans la foulée la poésie rageuse du rock’n’roll, la signification du
drapeau noir, les mots altérité, transcendance,
absolu et appris que l’asile n’était pas réservé aux sosies de Napoléon.
Une irréductible
perplexité entourait l’accident qui nous avait chassés de l’innocence. Pourquoi ?
Pourquoi madame Becker s’était-elle donné la mort ?
Elle avait
une belle maison au bout d’un chemin de genêts, des enfants vifs et gracieux,
elle portait le même voile de bonheur que nous. Madame Becker avait un mari
très gentil dont elle semblait éprise et n’était probablement pas morte
d’amour. De quoi donc alors ?
La vie se
chargea de m’apprendre que l’on meurt de mélancolie, de misère, de solitude,
d’inappétence, de blessures d’enfance. Il y avait autant de raisons de mourir
que de vivre. L’équilibre de la balance était si ténu. Pour l’un d’entre nous,
Guillaume, sept ans plus tard, elle pencha du mauvais côté. Alors que je
quittais les eaux troubles et périlleuses de l’adolescence et choisissais la
vie, il sombra.
La
chevelure blonde de madame Becker, son air doux et rêveur, où je perçus après
sa mort tant de signes l’annonçant, hanta un temps mes nuits et il arrive
encore que surgisse son visage prophétique d’Ophélie au détour d’un rêve sans
rapport avec elle.
Son
suicide me révéla d’un coup la fourberie de mon monde et les drames qui me
cernaient : l’alcoolisme de ma tante, la tristesse de mon père, la frustration
de ma mère… Le voile de bonheur se déchira cet été-là. Rien ne fut plus jamais
ni simple ni évident.
Adultes
aujourd’hui, nous avons tous retissé ce voile tendre et menteur qui Dieu merci
abuse nos enfants, au moins un peu, au moins pour un temps.
Je
conserve de nombreuses photos de cette époque et, parmi elles, je chéris celle
où nous posons crânement, en shorts et casquettes sous un ciel d’un bleu sans
issue. Derrière nous, un champ d’avoine se couche sous le vent et les genêts
qui bordent le chemin de la maison de madame Becker ferment l’horizon.
Nous posons
tous ensemble, la bande.
Nous
venons de fêter nos 13 ans. Nous rions.
Avant que
tout bascule.
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