L’hiver
est interminable. Il neige sur ses yeux. C’est tant mieux, où qu’elle porte son
regard, les choses paraissent ternes et sans issue.
Il
a sept ans. Il n’a pas de nom. Trois mois après sa naissance, sa grand-mère a
mis fin à l’inconcevable. Elle s’est penchée sur le berceau et a murmuré
« Julien… ».
Sa
mère, elle, continue de l’appeler l’enfant.
Comme
chien, prairie, océan, pot en terre… elle dit « l’enfant ».
« Viens l’enfant ! Où est l’enfant ? ». Parfois, au comble
de l’amour, elle dit : « Mon enfant ».
L’égalité
des jours est un refuge désespérant. Elle prend le bus matin et soir, aux
heures de pointe. Elle est debout dans l’allée centrale, accrochée à une
poignée en plastique. Souvent elle fredonne en rêvant de tenter sa chance sur
les bateaux de croisière. Elle a une belle voix. Son trajet est long. À chaque
arrêt, elle est refoulée un peu plus à l’arrière. Elle pense au paysage radieux
des campagnes au printemps. Elle dit à voix basse, à cœur murmurant :
« J’aimerais marcher au bras d’un homme, qu’avec notre amour nous
regardions au-delà des courbes vertes des collines… mais mes yeux sont
fatigués, mon ventre flétri et l’enfant pleure la nuit. »
Elle
rêve en marchant, astiquant, passant du rouge sur ses lèvres, découpant en
petits cubes la viande de l’enfant.
Elle
feuillette un livre sur le Brésil. L’enfant est dans l’armoire, il se tait.
Elle tient la petite clé dans sa main.
Des
nuages d’automne, mornes. Sa chambre de jeune accouchée. Sur la table :
fleurs, rubans, chaussons, brassières, hochets multicolores. La fenêtre ne
donne sur rien. Les murs sont parfaitement blancs, parfaitement lisses.
On
se succède à son chevet. On lui sourit, la félicite. C’est merveilleux. Il est
magnifique. On se passe l’enfant religieusement, en adoration. On le couvre de
baisers légers, de mots tendres. On enveloppe ses petits pieds marbrés. Elle, elle
regarde ses mains gisantes sur le drap. Elle voudrait pleurer. Que tout cela ne
soit jamais arrivé. On se retire discrètement et la laisse à son bonheur.
Il
pâlit. Il respire mal. Il est déjà si fragile. Elle demande aux infirmières de
l’emmener – avec elle, il ne mange pas.
C’est
un enfant délicat. Si ce n’était l’intensité du regard, on le croirait toujours
au bord de l’évanouissement. Il est douillet à l’extrême, c’est exaspérant.
Elle
l’emmitoufle, même en plein été. Il attrape tout. Les ans sont une longue
succession de maladies. Un chemin de croix pour sa mère. C’est si pénible de
passer la main sur son front brûlant, de l’entendre tousser la nuit, geindre,
l’appeler. Elle se bouche les oreilles. Comme si c’était sa faute !
Il
la regarde avec des yeux qui accusent, puis implorent. Elle s’énerve, le gifle.
Ah,
ses jeux silencieux dans la chambre à l’autre bout du couloir. Sa façon de ne
jamais regarder dans les yeux. Sa peur. Ses pleurs qu’il n’ose bruyants comme
ceux des autres enfants, ses hoquets discrets, ses reniflements. Cela, oui. Sa
détresse l’insupporte plus que tout et lui donne envie de le frapper.
Elle
pourrait être belle. Elle n’y prête guère attention et se laisse à l’abandon.
L’enfant lui tient timidement la main.
Des
hommes viennent parfois et ont des gestes de tendresse brusque. Rares sont ceux
qui restent. L’enfant les observe et écoute du fond de l’armoire. Elle sait
qu’il écoute.
Il
y a le temps de l’enfant auquel elle est attachée, un temps qui lui interdit de
devenir. Elle s’étiole sous le ciel sans issue, ciel de neige.
Il
reste la grande œuvre : se soumettre à la grâce, l’absolu, l’innocence.
Observer, écouter, couver, nourrir. Jouer aux Legos avec l’enfant, lui raconter
une histoire, l’amener au square et lui acheter une barbe à papa.
Quelquefois
le miracle se produit. À l’absence de désir se mêle une joie pure. Un état
d’amour qui n’attend rien, simple et entier. Oui, il y a cela aussi avec
l’enfant. Uniquement avec lui.
Trop
souvent, hélas, la paix est l’affaire de l’instant et meurt avec lui. Revient
le tourment, sans cause ni remède.
Un
jour l’enfant disparaît. Il s’est enfui ou perdu. On ne sait pas. Deux jours et
trois nuits de ténèbres. Il existe un enfer sur cette terre. Une torture de
tout l’intérieur de soi. Sa vie en sacrifice pour l’enfant retrouvé sauf,
vite !
Il
est ramené, sale et écorché, à l’aube lumineuse. Ils se jettent dans les bras
l’un de l’autre avec la même tonalité de cri : le bonheur est parfois si
aigu.
Il
est assis, sage et infiniment silencieux. Il respire à peine pour ne pas
déranger sa mère qui rêve à la fenêtre. Elle tourne la tête, ses yeux se posent
sur l’enfant. Elle se rapproche. Elle est tout contre lui, sur lui,
enveloppante. Elle lui caresse les cheveux. Il enfouit le visage dans sa jupe,
doucement, se presse contre elle, s’agrippe. Il a un drôle de couinement et se
met à trembler tant il la serre. Il est si exalté, il lui fait peur. Il
s’accroche. Elle veut le calmer. Elle tente de le repousser, en vain. Elle
finit par lui tordre le bras pour le détacher d’elle.
Les
larmes jaillissent de ses yeux et il s’enfuit dans sa chambre. Elle a un geste
dans le vide de la pièce comme pour le retenir, implorer un pardon, ou est-ce
juste une main qui se tend et cherche pour elle-même ?
Elle
se laisse tomber sur une chaise. Elle demande pourquoi au ciel, aux bruits de
la rue, aux bibelots. C’est un pourquoi sans objet, terrible… « Mon
enfant »…
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