Ma vie
s’était réduite à cette seule activité.
Un effroi
de funambule me maintenait éveillé.
Quand on
n’a pas un sou en poche, on marche, on marche exclusivement et totalement. Il
faut être sage ou indigent pour accéder aux abyssales dimensions de la marche, on y vient et en jouit toutefois
différemment selon que l’on est l’un ou l’autre.
Le
sans-le-sou à vrai dire n’a pas d’alternative. Que faire d’autre ?
Pas de
choix en grisant préambule de mon expérience, aucune quête spirituelle ou
promesse d’extase.
Durant
des mois, le plus fatalement et prosaïquement du monde, j’ai expérimenté le
labyrinthe de la ville, prolifération de rues équivalentes qui si elles tracent
différents chemins ne mènent jamais nulle part.
Dans ces
rues absurdes, j’avançais d’un pas qu’on eût pu qualifier de nonchalant et
presque aristocratique, sauf la chaussure éculée et la mine affligée.
Le
sans-le-sou qui dispose de temps à revendre s’applique à prolonger toute
distraction pour l’occuper. Je marchais lentement.
Devant
moi, la rue s’étirait et oscillait comme un élastique.
En guise
de filet de sécurité, le sans-le-sou se fixe parfois un motif, une destination.
En réalité, il n’y a ni but ni sens. Il ne se rend pas quelque part. Le
pèlerinage n’est pas son affaire.
Ainsi, je
ne m’offusquais d’aucun éreintant détour ou impasse, ne renâclais jamais devant
un passage hideux ou une avenue sans saveur. Je ne craignais pas d’être retardé
et je me moquais du paysage. S’il m’est arrivé de m’émerveiller de la diversité
qu’offre une placette à la lumière variable des caprices de la météo ou des heures
du jour, ce n’est qu’incidemment. Je n’étais pas en randonnée.
La marche
du sans-le-sou supporte aisément la pause – loin de toute performance sportive
– et même le repos, allongé sur un banc, une pelouse ou un coin de trottoir.
Elle est
laborieuse et précautionneuse. La chute n’est jamais loin.
Quand on
n’a rien en poche, on n’a souvent rien dans le ventre ; il faut y aller
mollo au risque d’un étourdissement.
La faim, corollaire
fréquent de la marche, quoique douloureuse recèle un surprenant potentiel
psychédélique. L’accès délirant guette le marcheur sans-le-sou.
Soudain,
les secondes bourdonnaient, les couleurs fondaient sur moi, les odeurs troublaient
mon sang, les perceptions s’affolaient le long de mes nerfs et mon cerveau se
mettait à produire des substances dont j’ignore le nom mais capables de générer
des fantasmes d’une violence inouïe.
Je jure
qu’il y avait là-dedans quelque chose du trip sauf que ce dernier, bref par
principe, s’arrête alors que la marche du sans-le-sou…
Sans
début ni fin, elle ne vient pas rompre le cours trépidant et monotone de
l’existence. Voilà qui, avec radicalité, la différencie de la promenade.
Je
marchai, je marchai des heures, des jours, des mois durant. Je marchai le jour
et la nuit indifféremment. L’épuisement m’accompagnait et se récompensait de
quelques heures d’un sommeil de brute.
Le
marcheur écope d’une liberté si vaste qu’elle s’égare et devient folle. Aucune
règle ne s’impose à lui, il ne subit pas les contraintes habituelles, il n’a ni
rendez-vous ni montre, il n’a de compte
à rendre à aucun employeur ni parent, il n’en a pas ou les a perdus depuis
longtemps. Il n’a pas d’amis, ils se sont volatilisés avec les derniers
billets.
Il lui
arrive de faire des rencontres où chacun se joue en héros et puis s’en va à la
fois rasséréné et désespéré par ce semblant d’existence et de fraternité.
La solitude
du marcheur est aussi inimaginable qu’indicible.
De
pauvres mots sortent de ma bouche aujourd’hui que la marche s’est arrêtée pour
moi.
Impuissants
à la restituer. Ce que j’ai écrit ne dit rien. Et je doute de la réalité de ce
que j’ai vécu.
En d’heureusement
rares et fugitives occasions, je sais pourtant avec certitude.
Subites réminiscences,
rêves glauques, désordres nerveux au fumet d’une boulangerie, au carrefour d’un
interminable boulevard.
Mais
surtout lorsque ma route croise celle d’un marcheur. Car je les reconnais sans
la moindre hésitation sous leurs masques nombreux et m’en détourne en tremblant.
Je sais alors avec certitude. Je sais que j’ai marché.
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