mercredi 6 avril 2011

Monsieur Weber, Baudelaire et moi


Première de la classe, maigrichonne et sans nichons, j'étais également d'une timidité maladive et affublée des vêtements démodés de ma sœur aînée, mais... je ne portais pas de lunettes - il ne faut rien exagérer - et aucune acné n'a jamais altéré ma carnation délicate.
Je passais le plus clair de mon temps à lire pour esquiver un monde illisible. Mes congénères me considéraient avec suspicion pendant qu'ils rivalisaient de plongeons audacieux dans la vie.
Je les voyais s'apostropher, se défier, s'empoigner, exulter, courir, et systématiquement, me dépasser. Cela me causait moins de souffrance que d'incrédulité : je ne comprenais pas après quoi ils couraient – c'est toujours vrai, ce qui explique en grande partie mon anachronisme sévère.
Je restais sur le bas côté arborant un air vaguement extatique qu'ils prenaient pour de la prétention, m'emberlificotant de serpentins de phrases, affolée de rimes, échevelée par le souffle des métaphores filées, en équilibre sur la tranche d'un livre, le tranchant du cœur.
Alors... Je rencontrai monsieur Weber.
Professeur d'éducation physique qui me prit en grippe comme il se doit. Précisons que monsieur Weber n'était pas seulement l'un de ces profs qui assoit sa supériorité sur le siège moelleux des faiblesses de ses élèves les plus mal lotis, mais un authentique sadique. Il prenait un plaisir obscène à m'humilier devant mes camarades, toujours prompts à glousser des déconvenues des bons élèves. Ainsi, sous l'œil trouble de monsieur Weber, je passais toujours en premier pour sauter un élastique dans lequel je me prenais les pieds, pour grimper le long d'une corde à laquelle je ne parvenais qu'à me suspendre au prix d'efforts inouïs... On aura compris.
Vint ce mardi après-midi d'octobre où nous - une vingtaine d'adolescents mal dégrossis - dûmes nous initier aux joies du handball. Au moment de former les équipes, nous arrivâmes à un nombre impair : quelqu'un était de trop. Bonhomme, monsieur Weber demanda si l'un d'entre nous voulait bien se dévouer pour lire un peu dans les vestiaires. Je m'empressai de présenter ma candidature.
Il ricana et je vis se former sur le visage de mes camarades, non pas l'habituelle jubilation moqueuse mais, un rictus de compassion. Je compris.
C'est ainsi que je passai le reste de l'année, seule, à faire des tours de stade, Les fleurs du mal de Baudelaire coincé entre les dents.
Suant, crachant, réduisant en pâte à papier la divine poésie, je développai un souffle et une musculature de marathonienne. Cette forme de course me révéla à moi-même. Si je n'avais aucun don pour la rapidité, j'étais endurante.
Dans l'adversité, mon amour de la littérature s'épanouit. Je courais, Baudelaire entre les dents. Je courais en me récitant les fragments de textes que je connaissais par cœur et dont le catalogue devint encyclopédique. Les mots pulsaient comme des étoiles, coups de poing lumineux au bout du couloir de course. Je courais et je commençais, probablement sous l'effet des décharges d'endomorphines, à écrire mes premiers textes au rythme régulier des foulées.
En juin, lors des concours d'athlétisme, je remportai haut-la-main le championnat inter-écoles. Première marche du podium pour le 1500 mètres, le 5000 mètres... sous les hourras de ceux qui étaient, dans cette année d'épreuves, devenus des amis. Monsieur Weber, vert de rage, s'éclipsa avant la distribution des médailles et je ne le revis jamais.
Le 3 juillet suivant, paraissait dans le numéro d'été d'une revue littéraire régionale ma première nouvelle.
Je ne suis pas devenue une athlète mais j'ai continué à écrire, lentement, patiemment, obstinément, en scribouilleuse de fond. J'ai conservé l'exemplaire des Fleurs du mal à la couverture mordue, à l'encre diluée, aux pages gondolées par ma salive.
J'ai encore parfois quand je peine en écrivant, ce que m'arrive souvent, un renvoi douceâtre de pâte à papier.

Il y a peu, à l'occasion d'un week-end familial, je me suis rendue dans la petite ville de ma jeunesse. Alors que je déambulais sans conviction dans les allées du centre commercial, j'aperçus monsieur Weber, profondément décati mais reconnaissable à son jogging bleu marine.
Sans réfléchir, je me précipitai à sa rencontre. Qu'avais-je donc à lui dire ? Avais-je l'intention de lui demander des explications ? de lui pardonner de vive voix ? de le remercier ?

- Monsieur Weber, vous me reconnaissez ?... Baudelaire !?

Pour toute réponse, il me gratifia d'un regard injecté de sang, d'un grommellement "peheucon!", assorti d'un violent coup de caddie dans les tibias.
Lorsque je sortis, boitant toujours, je distinguai la silhouette harassée de monsieur Weber, soutenu par le comptoir aux néons d'un bar de galerie marchande et serrant un verre de rouge d'une main tremblante.
À cette vision, quelque chose se contracta dans ma cage thoracique.
Monsieur Weber ne saura jamais ce qu'il a fait pour moi et je ne connaîtrai pas la raison de sa haine : peut-être, une jumelle qui lui aurait été préférée et m'aurait ressemblé ou une enfance d'immigré, maltraitée par le cilice de la langue française.
Je renonçai à le contacter pour discuter le coup avec lui et me contentai d'ouvrir une bonne bouteille pour dissiper un vague et désagréable sentiment de pitié. Pitié pour lui, pour nous, pour moi.
Qu'on ne se méprenne pas, je ne suis pas masochiste ni victime d'un syndrome de Stockholm mal digéré ; je m'attristais juste que la vie se montrât souvent décevante et si cruelle à notre égard à tous, monsieur Weber, Baudelaire et moi.
Plus tard dans la soirée, je gribouillai quelques lignes... Ce petit texte sans prétention qu'il ne lira jamais et qui sent bon la pâte à papier.



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