mercredi 18 décembre 2013

L'heure des devoirs

Robin a mis la chaîne des clips qu’il regarde, affalé sur le canapé, en proie à cette incommensurable fatigue qui terrasse les adolescents en pleine croissance. Pour se reconstituer, il fait un sort au paquet de chips maintenu sur ses genoux. Il n’a pas de devoirs.
Gaspard essaye d’adopter la même attitude délibérément négligée. Plus petit, il n’arrive pas à caler ses baskets poussiéreuses sur la table basse mais lui non plus n’a pas de devoirs.
Il faudrait que je vérifie. Il faudrait que je sévisse. Les enfants d’aujourd’hui n’ont-ils vraiment rien à faire après l’école ? Le théorème de Pythagore se forme-t-il spontanément dans leur esprit ?
Le scenario est bien rôdé. Offensé par mes soupçons, Robin me montrera son cahier de textes où il est écrit : voir la leçon. Et il l’aura vue. C’est-à-dire qu’il aura ouvert son classeur et parcouru la page. Il est demandé de voir pas d’apprendre par cœur ! Pour la forme, en continuant à regarder les clips, un peu plus avachi encore, trop fatigué pour pouvoir même battre la mesure, il rouvrira le classeur en question. Ainsi mon autorité semblera respectée et il aura la paix.
Je suis faible. Je ne pense qu’à être aimé de mes enfants, le devoir éducatif m’échappe totalement.
Gaspard continuera à soutenir qu’il n’a aucun exercice ce soir. Là, j’aurai peut-être un petit coup de sang. Je lui demanderai à brûle-pourpoint « 8 fois 7 » et réussirai à lui démontrer qu’une petite révision s’impose. Moins frondeur que son aîné, il consentira pour cinq minutes à se mettre au travail à la table de la cuisine.
Dans cette même cuisine où l’heure des devoirs a été pour moi un supplice quotidien. Car en dépit des soirées passées à souffrir sur la règle de trois ou les accords en genre et en nombre, mes résultats scolaires ont toujours été dans le meilleur des cas très médiocres.

mardi 3 décembre 2013

Au désert, qu'as-tu vu ?

Dans ta bouche, la blessure du soleil cru.
Une pierre de Rosette arrachée à ta retraite.
Au désert, qu’as-tu vu ?
Il faut se montrer plus radical, déclames-tu, et de projets d’ascèse, tu assommes ton entourage. Tu décrètes qu’il est grand temps. De la saison des questions tu sonnes le glas, place à l’illumination !
Dans ton panthéon, bien sûr : le désert hagiographique. Et pourquoi pas toi ?
Chaperonné par un aéropage de saints et de sages dont tu peux réciter les salutaires paroles, te voilà enfin rendu aux les portes de l’infini.
Le désert paraît conforme à sa légende, la pratique en est rude. Soleil implacable, roches et sable ligués pour le pire, aussi exigeants que des postures yogi. C’est sûr, le continent de la foi est ici.
Sous la lumière tendue comme un arc, cèdent un à un les liens qui t’entravent. Que vienne l’ultime détachement ! À moins qu’au désert, tu n’embrasses un authentique attachement, à Dieu, à l’amour, à la fusion cosmique ou à autre chose. Tu restes ouvert à toutes voies, chacun sa cartographie spirituelle.
Donc au désert, qu’as-tu vu ?
De l’étendue sans queue ni tête et de la durée à en perdre la notion, de la durée au kilomètre et du silence, du silence, têtu, des paysage de pierres nues, de la chaleur et du froid, tous les deux sans issue.

mercredi 20 novembre 2013

Infidélités


-          Et tu en as eu combien ?
-          74.
    Le nombre sort en chiffres pas en lettres. Il claque.
    Aussitôt, il a un peu honte de son exactitude de comptable. Son ami d’enfance reste bouche bée. Il fait  « Ah ouais, quand même. ».  L’ami d’enfance est impressionné, favorablement ou non c’est difficile à déterminer. « Ah ouais, quand même », comme un médecin qui s’incline devant les symptômes d’une maladie, comme le supporter saluant la performance du sportif.
    74 épisodes  infidèles depuis qu’il en emménagé à  Bordeaux. Pas 74 femmes, 46 seulement mais il se retient d’apporter cette précision. L’envie qu’il lui semble déceler chez son interlocuteur l’en dissuade et le requinque. Il ne lui dira pas à quel point il s’ennuie.
    L’ami d’enfance l’a sans doute toujours jalousé pour son audace. C’est lui qui invariablement les entraînait. Quatre cent coups pour s’amuser, pour empoigner la vie. Ses infidélités d’aujourd’hui, c’est un peu comme leurs méfaits d’enfant.
-          Voler des pêches, tu te souviens ?
    Oh oui, cette année-là, les jours, les nuits, brûlants. Deux garçons désœuvrés dans l’été intenable. S’aventurer au bout du village, passer par-dessus la barrière du verger le cœur battant. Frapper les branches avec des épées en plastique pour faire tomber les fruits. Le jus des pêches qui coule sur le menton, le cou. Puis, surgi d’entre les arbres, précédé d’un juron et de son fusil, le fermier. Abandonner les fruits, courir, s’égratigner au talus de ronces. Courir encore. La route interminable et le goudron qui colle aux semelles. S’arrêter à bout de souffle. Vomir sous le soleil éclatant. Des bêtises d’enfant.
    Ils rient à ce souvenir. Ils trinquent aux insouciants méfaits. Les premiers beaux jours sont arrivés. La terrasse est en plein soleil. Ils ont pris des cafés frappés et les glaçons tintent joyeusement. Ouais, voler des pêches…
-          Et Marie ? demande l’ami
-          C’est une femme intelligente.
-          Tu veux dire qu’elle ne dit rien ?!

jeudi 31 octobre 2013

Femme avec enfant


L’hiver est interminable. Il neige sur ses yeux. C’est tant mieux, où qu’elle porte son regard, les choses paraissent ternes et sans issue.
Il a sept ans. Il n’a pas de nom. Trois mois après sa naissance, sa grand-mère a mis fin à l’inconcevable. Elle s’est penchée sur le berceau et a murmuré « Julien… ».
Sa mère, elle, continue de l’appeler l’enfant.
Comme chien, prairie, océan, pot en terre… elle dit « l’enfant ». « Viens l’enfant ! Où est l’enfant ? ». Parfois, au comble de l’amour, elle dit : « Mon enfant ».
Elle le regarde dormir. Il est sa seule joie véritable. Il n’y a rien d’autre. Son petit front pâle se plisse, troublé par un rêve. Une eau limpide déchirée par la meurtrissure d’un silex. Il serre très fort un mouchoir dans sa main. Elle ne l’a pas embrassé pour lui dire bonsoir. Elle était agacée, fâchée contre lui. Des bêtises. Elle regrette tant. Elle pleure. Elle l’appelle. Dans la pénombre de la chambre, elle dit : « Mon enfant ».
L’égalité des jours est un refuge désespérant. Elle prend le bus matin et soir, aux heures de pointe. Elle est debout dans l’allée centrale, accrochée à une poignée en plastique. Souvent elle fredonne en rêvant de tenter sa chance sur les bateaux de croisière. Elle a une belle voix. Son trajet est long. À chaque arrêt, elle est refoulée un peu plus à l’arrière. Elle pense au paysage radieux des campagnes au printemps. Elle dit à voix basse, à cœur murmurant : « J’aimerais marcher au bras d’un homme, qu’avec notre amour nous regardions au-delà des courbes vertes des collines… mais mes yeux sont fatigués, mon ventre flétri et l’enfant pleure la nuit. »
Elle rêve en marchant, astiquant, passant du rouge sur ses lèvres, découpant en petits cubes la viande de l’enfant.
Elle feuillette un livre sur le Brésil. L’enfant est dans l’armoire, il se tait. Elle tient la petite clé dans sa main.

jeudi 17 octobre 2013

Dans la subéraie, un combattant

Le rouge dans l’obscurité émet une vibration caverneuse.
Tout de suite, en roulant de sous la bâche du camion vers le lit caillouteux du chemin, il a entendu l’étrangeté du paysage.
À demi-assommé par sa chute, il a fixé un instant des yeux cet inframonde et distingué à la pointe de la lune l’immensité du maillage sombre et dense des branches, soutenu par d’innombrables colonnes rouges.
Rouges et bourdonnantes.
Au matin diaphane, le grondement de rivière souterraine de la subéraie s’est tu, étouffé par la lumière et la rumeur d’invisibles animaux.














La forêt couvre les collines sur des kilomètres. Si cet éloignement le protège, la distance n’est rien comparée à la durée qui maintenant le sépare de son combat et des siens.
Il palpe, scrute, renifle la terre, la trace d’un lièvre, les broussailles d’arbousier et de myrte. À tâtons apprivoise l’inframonde où se tapir. Il est là pour longtemps, des jours, des semaines, pour tout le temps qu’il faudra.  Il restera jusqu’à l’oubli, jusqu’au signal de la dernière bataille, à fourbir en silence sa volonté et son arme, à maintenir droite et pure l’idée qui l’a menée là.
Baignés des nuées argentées de l’aube, les écorchés.
Les longs troncs à vif des chênes lièges, rouges.
Par-delà leur armée en haillons, les villages phosphorescents halètent sous les guerres fratricides.
Combien de morts depuis hier soir ?

mercredi 2 octobre 2013

La marche du sans-le-sou

Je marchai, je marchai des heures, des jours, des mois durant.
Ma vie s’était réduite à cette seule activité.
Un effroi de funambule me maintenait éveillé.
Quand on n’a pas un sou en poche, on marche, on marche exclusivement et totalement. Il faut être sage ou indigent pour accéder aux abyssales dimensions  de la marche, on y vient et en jouit toutefois différemment selon que l’on est l’un ou l’autre.
Le sans-le-sou à vrai dire n’a pas d’alternative. Que faire d’autre ?
Pas de choix en grisant préambule de mon expérience, aucune quête spirituelle ou promesse d’extase.
Durant des mois, le plus fatalement et prosaïquement du monde, j’ai expérimenté le labyrinthe de la ville, prolifération de rues équivalentes qui si elles tracent différents chemins ne mènent jamais nulle part.
Dans ces rues absurdes, j’avançais d’un pas qu’on eût pu qualifier de nonchalant et presque aristocratique, sauf la chaussure éculée et la mine affligée.
Le sans-le-sou qui dispose de temps à revendre s’applique à prolonger toute distraction pour l’occuper. Je marchais lentement.
Devant moi, la rue s’étirait et oscillait comme un élastique.

mardi 24 septembre 2013

Exercice spirituel


Très noir.
Brûlant et sans sucre.
Dehors, automne et été enlacés, brume frileuse et lueur dorée des pleins soleils.
Sans sucre mais avec une cuillère.
Depuis le magnolia exubérant des oiseaux pépient et accompagnent le ronronnement du percolateur. Zinc patiné, rumeur précautionneuse – il est si tôt encore –, café très noir, brûlant et sans sucre. Voilà les instruments de ma liturgie matinale.
On prend une grande respiration. Le moment venu, d’un geste sûr, on manipule la cuillère qui, tel un battant léger et vif contre la robe de faïence, bat le rappel. On tourne, tourne sans autre but que de voir se former le petit tourbillon métaphysique. Ça y est. La journée s’anime autour de son axe, jupons au vent. Le cœur réenchanté par l’innocence du matin. On tourne encore, encore, dans le recueillement qui précède toute chose menée en confiance et plénitude. De la tasse, des vapeurs montent comme un encens jusqu’aux narines. Premier café. Pris sans un mot – ce serait sacrilège –, l’esprit encore embué de songes. Avant de plonger. Ce café-là, incomparable, me sert d’exercice spirituel. J’ouvre d’une gorgée le rideau sur la scène. Le pas est fait.
Voilà le premier café. Ceux qui suivront, nombreux, seront gais ou moroses, conviviaux ou solitaires, mais prosaïques, juste des cafés quoi.

mercredi 11 septembre 2013

Des anges gardiens, vraiment ?


Ce ne sont pas des fantômes, plutôt des veilleurs.

Ils se manifestent dans mes rêves. Une flammèche leur danse sur le cœur. Leur bouche ventriloque psalmodie.

Alors ? Que veux-tu ? On se réjouit ou on se lamente ? Pas marre de brasser du vent ? Quel sens donnes-tu à tout ça ? Réfléchis ! Mais pas trop. Décide-toi ! Que fais-tu de ton temps ? Que fais-tu de ton amour ?

Oh, eh ! Et vous, quand vous étiez vivants, vous saviez bande de malins ?!

jeudi 29 août 2013

Notre père, qui es à l'HP


Victor et moi sommes frères. Nous avons le même père, pas la même mère.
Que deux femmes normalement constituées aient pu se faire berner par les airs inspirés d’un homme aussi pathétique que mon père m’a toujours laissé perplexe, a fortiori à l’époque où, adolescent obnubilé par le mystère féminin, s’est produite sa première hospitalisation (en réalité la troisième, mais des précédentes je ne garde aucun souvenir). 
Keep quiet - Len Jessome
Bref, Victor et moi sommes frères et embarqués par notre géniteur dans la même galère.
En mai 2005, nous avons pour la première fois rendu visite à notre père à la Clinique des Aubépines, un nom bucolique et délicat sans rapport avec la nature de l’établissement.
Papa a un pet au casque.
Victor avait préféré y aller en ma compagnie plutôt qu’avec sa mère qui sanglotait alors à la moindre évocation de notre père. Pour ma mère, séparée depuis fort longtemps, il n’était pas question de faire le déplacement. Par sens du devoir et égard pour moi, elle payait toutefois une partie des frais d’internement grâce à sa conséquente fortune.
Ce jour de mai 2005, Victor avait dix ans, moi dix-sept. Il s’agrippait à moi et pour le tranquilliser, je lui rendais au centuple la pression de sa main ; moi-même, je n’en menais pas large.

mardi 9 juillet 2013

Scène domestique - No exit


Le dîner avait été insoutenable, comme d’habitude.
Sa mère faisait mine de refuser un verre de vin alors qu’elle en avait sifflé une bouteille entière dans l’après-midi, son père multipliait les allusions salaces à l’attention de sa belle-sœur, son petit frère avait piqué sa crise quotidienne, sa sœur aînée ne levait pas les yeux d’une assiette à laquelle elle ne toucherait pas. Le grand-père, invalide et mutique, cimentait le tout de son indiscutable et hautement toxique autorité.
Dehors, derrière la fenêtre close, l’univers ourdissait des brassées d’haletantes tragédies et de non moins électrisantes jouissances. Le ciel rougeoyait sur la ville et claquait comme un drapeau à la rumeur du train qui s’enfuit, aux basses hypnotiques en provenance du club d’en face, aux exclamations et trépidations des autres vivants, mieux adaptés aux conditions extérieures, à la vie elle-même.
Mieux adaptés que lui, qu’eux tous ici. Cette famille-là. grand-père-papa-maman-Lydie-Loriane-lui-Lucas, bougeant, parlant, ronflant en même temps, les uns suivant les mouvements des autres et vice versa, pareils à une molécule pourvue de sept atomes, un indissoluble tout-monde.
La cuisine était minuscule, à leur taille, moulée autour d’eux.

mercredi 26 juin 2013

Un matin par ici


S’il se trouvait quelqu’un par ici, il la surprendrait ainsi, de dos, au sommet du coteau.
Sans doute ne l’entendrait-elle pas venir.
Aussi immobile que le ciel, elle contemple le paysage immuable. 
Onde tendre des vallons, hautes herbes bleutées, cri rouge des coquelicots, leur rire communicatif de talus en talus, et la chapelle romane, toute simple, de la pierre du pays brunie de lichens, petite âme parmi celles des arbres, des rochers, des insectes, à sa place comme l’est le ruisseau qui s’entortille en contrebas autour des aulnes.
Mais il n’y a personne pour la surprendre. Plus personne par ici.
Elle est tout à fait seule. On dirait qu’elle prie. La campagne s’éveille dans le silence des aubes de mai, limpide et ruisselant. Sa main repose sur le bois rongé d’une ancienne barrière qui dut séparer naguère un potager ou un chemin du paysage angélique.
Derrière elle, derrière la paix des tendres vallons, il y a la terre éventrée et fumante, des ruines de la même pierre que la petite église, un silence mat et suffocant, un silence de tympan crevé.

mercredi 12 juin 2013

Elle est sur le point de réussir sa vie


Elle est jeune, pleine d’enthousiasme et de grâce. Elle sait par quelques astuces souligner sa beauté sans la grimer.
Elle est vive. Elle s’intéresse à un grand nombre de sujets, des plus graves au plus futiles. Experte en ikebana, elle montre des dispositions pour l’astrophysique et joue du piano avec brio.
Au terme d’un parcours scolaire irréprochable, elle est maintenant dotée d’une profession dont l’exercice n’empiétera pas sur ses autres devoirs mais lui permettra de dégager un salaire convenable.
Jeune fille vue de dos - John Constable, 1806
Elle sait s’investir et donner à d’autres que ses proches ; elle s’occupe volontiers du stand des Restos du Cœur lors des journées de solidarité.
Elle cuisine équilibré, sait coudre un ourlet, rendre aux joints de salle de bain leur blancheur d’origine.
Elle prononce des paroles intelligentes et plaisantes. Elle peut tenir compagnie des heures durant sans rien dire d’important ou de dérangeant.
Elle ose parfois des traits d’humour incisif qui trahissent la finesse de son esprit.
Elle fait l’unanimité, en famille, en amitié, au travail.
Elle se montre capable, à l’occasion et à bon escient, d’audaces canailles qui lui donnent du relief.
Elle a de la personnalité malgré sa discrétion. C’est une qualité. Qui aurait envie d’une potiche ?

lundi 27 mai 2013

Le meilleur devant eux


Leurs mains. Doigts enlacés.
Ils chuchotent. Fort. Ils sont un peu sourds.
Jeanine 78 ans et Bautista 81 ans ont une requête.
Nacre rose aux lèvres, friction matinale d’eau de Cologne.
Dans le bureau où, sédiments, éclats de vies méticuleusement broyées, dans le bureau entre un petit vent ingénu.
Jeanine et Bautista sourient.
Se regardent. Je te tiens tu me tiens…  Qui lui explique à l’écrivain public, toi ou moi ?
On a le meilleur devant nous, lance-t-il avec malice.
Sur un carton blanc satiné, deux colombes en relief se bécotent.
On se marie !
Nos enfants, nos amis, comprennent pas.
Ça les dépasse.
Ça les blesse.
Ça leur fait peur.
Nous on n’a plus peur de rien !
Écho du carillon de sa voix. Main sur la bouche, surprise de son audace.
De quoi faudrait-il encore avoir peur ?

jeudi 16 mai 2013

Presque comme dans la chanson


Trop tard pour se défiler. Ils l’ont vue. Ils sourient. Et, réflexe idiot, elle sourit aussi.
Là au milieu des invités, avec Sébastien, c’est Marc, Marc Langlois ! Son soupirant des années lycée. Un brun trop maigre et trop timide qui durant trois ans s’était assis derrière elle en classe, amoureux toujours éconduit toujours éperdu.
Il a visiblement gagné en aisance Marc, et plus encore en corpulence. Et les cheveux, les cheveux… plus un si bien qu’un instant elle se demande si il les avait vraiment bruns.
Marc Langlois, chauve et bedonnant. Ce que les ans nous infligent !
Quoiqu’il n’ait pas été épargné, elle le remet sans hésitation. Il sourit. Il l’a reconnue aussitôt. 

jeudi 25 avril 2013

T'aurais pas une cigarette ?


Tu peux nous parler, tu sais.
Leurs voix chuchotent, embuées de précautions.
Ils sont tous les deux face à elle. Ils veulent savoir, comprendre, aider.
Mais elle ne sait pas quoi leur dire. Elle voudrait juste dormir, ne plus se réveiller, se réveiller dans une autre vie.
Ils attendent. Ils ont eu peur cette nuit. Sans doute n’ont-ils pas dormi, sa mère a pleuré. L’inquiétude depuis des heures déjà a gommé la colère. Ils ne la quittent pas des yeux, leurs visages tendus vers elle.
Elle bredouille qu’elle ne sait pas, qu’elle en a marre. Elle ajoute, à tout hasard, qu’elle ne veut plus aller au lycée.
Mais… Pourquoi ?
Leurs voix montent dans l’aigu, pleines de questions.
Le policier a été très bien, humain et bienveillant, sans jugement. Il les a alertés sur l’âge de leur fille, l’adolescence, son malaise, les drogues, les comportements à risques.
Elle regarde ses chaussures, ses chaussures qui lui font un mal de chien, qu’elle aimerait enlever mais c’est impossible. Il semble qu’avec la souffrance elles se soient soudées à ses pieds. Pour toujours. Une marque au fer. Des chaussures à talons vernies.
Tu peux nous parler, tu sais.

mercredi 17 avril 2013

Indigo Vulcano


Juste après l’explosion, il n’est resté que du bleu. Tellement intense et d’une densité implacable. Une résine monochrome dans laquelle nous avons été saisis, main dans  la main, un sourire aux lèvres. L’éternité bleutée, secrètement espérée.

jeudi 11 avril 2013

Une lettre


Tout de suite elle avait reconnu sa calligraphie. Les boucles des lettres, longues et penchées, pressées de fuir, pressées de vivre.
Elle avait reconnu sa calligraphie et son cœur s’était mis à battre.
Depuis, à chaque fois qu’elle sortait la lettre du coffret caché sous le lit, son cœur s’emballait, sa vue se brouillait.
Le cœur battait en vain. Les larmes coulaient en vain.
La lettre était arrivée avec la pluie et le vent. Un jour de novembre aussi inéluctable que le malheur. Des mois après le départ de Pierre.
Le chemin de terre collait aux semelles et l’eau ruisselait des feuilles brunâtres que les bourrasques arrachaient et jetaient dans un linceul de boue.
Dans la boîte aux lettres, une petite enveloppe à la blancheur phosphorescente.
Elle avait dégringolé la pente jusqu’au fond du vallon, jusqu’à la maison. La lettre sur le cœur tremblant pour la protéger des gouttes, de l’inéluctable novembre. Plus tard, ce sont les larmes qui ont imprimé au papier de petites auréoles de chagrin.
Elle avait décacheté l’enveloppe et déplié la lettre. Une simple feuille de papier sans quadrillage ni fioritures. Quelques lignes seulement à l’encre bleue.
Elle avait reconnu son prénom, en haut à gauche. Du reste, elle n’avait rien saisi.

lundi 25 mars 2013

Sans titre 12

Devant soi le destin, un paysage de tocsin
Et derrière le chemin s'est éboulé

mardi 19 mars 2013

Une occasion en or


Elle ne sait plus quand ça a commencé.
Est-ce en elle depuis toujours ou cela lui a-t-il été inoculé par accident ou malveillance ? Qu’importe.  Ce qui compte c’est que c’est là. À chaque instant de sa vie, elle espère sa mort.
Elle ne voit pas d’autre solution au poids toujours plus lourd des jours, à son incapacité à se réjouir, au cœur qui s’émiette, au sang douloureux qui s’obstine et pulse comme dans une dent malade. Le matin au réveil, elle s’imagine le pistolet sur la tempe, elle tire puis elle ouvre les yeux et il faut se lever et entrer dans la journée. Elle traverse la rue sans regarder et le camion fou fonce droit sur elle, elle succombe aussitôt. Au bureau, elle s’intoxique avec le toner de l’imprimante et ne réchappe pas d’un coma foudroyant. Dans les galeries marchandes souterraines, les cinq étages conçus par un architecte incompétent s’écroulent sur elle. Elle étend la lessive sur le balcon et enjambe la rambarde, les enfants jouent dans le square en contrebas, ils seront mieux avec leur père.
Ce soir, elle somnole dans le RER du retour. C’est l’heure de pointe. Les passagers affluent, refluent, se bousculent. Le pistolet imaginaire sur sa tempe attend l’instant propice. Elle somnole sur la banquette. À côté d’elle, contre un strapontin, une valise sans propriétaire apparent. Les passagers affluent, refluent, se bousculent. La valise reste à sa place. Elle pense à un acte terroriste. Une occasion en or. La valise est à cinquante centimètres d’elle. Elle ne survivra pas. Station Auber. Les passagers entrent et sortent et la valise est toujours là. Si proche.  Elle ne risque pas d’agoniser durant des mois brûlée au troisième degré ou de végéter trente ans paralysée de la tête au pied. Châtelet-Les Halles. Les passagers se déversent sur le quai. Un nouveau contingent prend place, indifférent à la valise abandonnée. C’est parfait. Elle n’aura même pas le temps d’entendre la détonation. Mais Gare de Lyon sûrement, un voyageur s’en saisira.
En station, on descend en masse, on monte en masse. La valise n’a pas bougé. Une occasion en or.
Alors, juste avant la fermeture des portes, elle se précipite sur le quai et se rue vers l’escalier roulant. Elle ne veut pas mourir.

mercredi 13 mars 2013

Cette année encore


Elles venaient enfants dans cette maison de famille. Les vacances au bord de la mer, les châteaux de sable, le manège de Pierrot, le sel qui dessine des serpents sur la peau et les veillées entre cousins. Elles sont venues adolescentes pour les lampions au bord de la plage baignée de lune, les garçons sur la promenade du phare, les premiers alcools clandestins avec les copains. Elles sont venues étudiantes avec leurs folles espérances, leurs livres et leurs cours à réviser, les soirées à refaire le monde. Elles sont venues avec leur mari pour le soleil, le repos trop bref et bien mérité, les interminables repas avec les amis, les cousins et leurs projets de pionniers. Elles sont venues avec leurs enfants, c’était si pratique et amusant avec les petits ; on plantait des tentes dans le jardin pour loger tout le monde : grands-parents, parents, enfants, petits-enfants.
Avec le temps, les plus âgés ont déserté la maison. Malades, fatigués, décédés. Elles ont continué à venir, l’air était toujours aussi bon malgré les épreuves. Elles sont venues sans les cousins à cause de fâcheries stupides et éphémères. L’année suivante, ils étaient de nouveau là. Elles sont venues sans leur mari, trop pris par leurs obligations professionnelles ou des aventures qu’elles faisaient mine d’ignorer, mais avec les enfants toujours. Puis les maris sont revenus avec elles et les plus grands des enfants ont volé de leurs propres ailes.
Les maris maintenant sont morts et les enfants aux quatre coins du monde se moquent de la petite maison de Cancale.

mardi 26 février 2013

La tristesse est soluble dans l'eau



La pluie nous attend à la fenêtre
Tombe sans discontinuer
Loyale et obstinée
On la salue d’un hochement de tête
Une petite pluie sans prétention
Fine et humble
Comme une caresse de brume
La promesse d’un ange
La pluie nous attend à la fenêtre
Clepsydre lente et sûre de nos convalescences
Par quoi le monde ruisselle et fait silence
À notre fenêtre une étreinte liquide
Une main fraîche sur le front
La pluie limpide et magnanime
Lave le ciel rapiécé, le cœur malmené 
Et les bourgeons de magnolias
Qu’elle lave, qu’elle lave !

mercredi 20 février 2013

L'année de nos treize ans


Deux d’entre nous lisaient en dépit de notre jeune âge et d’un milieu rural qui valorisait peu quand il ne l’ignorait pas totalement les activités culturelles et artistiques.
Dans les romans, nous dirent-ils, les personnages se donnent la mort.
Des amoureux malheureux, éconduits ou trahis, - plutôt des femmes - se noient, s’empoisonnent, se défenestrent (plus rarement), se laissent périr d’inanition.
On succombait donc d’autre chose que de vieillesse, de maladie ou de guerre.
Catastrophe infligée par le bras impitoyable du destin, la mort révélait un autre visage, celui d’un acte délibéré contre soi-même.  On pouvait décider de mourir.
Cette révélation nous saisit alors que nous bâtissions une cabane dans les bois.

vendredi 8 février 2013

Je suis seule pour toujours


Je fais des listes.
Des listes de courses, des listes d’idées, des listes de choses importantes ou dérisoires, de choses à faire, à ne pas oublier.
Ces listes encombrent mon bureau et mon agenda.

Au fur et à mesure de leur accomplissement, je raye de mes listes ces choses importantes ou dérisoires, à faire, à ne pas oublier.
Dans mon agenda, à la page de cette semaine, sur ma liste figurent : inscriptions Sorbonne Antonin, rendez-vous gynéco, musée quai Branly,  bilan EP Gentilly, remise chèques BNP, atelier lundi textes,… appeler Thierry, Florence, Laurence B,… appeler Philippe.
Philippe qui cherchait à me joindre, qui – je l’ai appris depuis – voulait partager avec moi son bonheur à la perspective de devenir, dans quelques mois, père pour la troisième fois.
Philippe est mort lundi.
Sur mon téléphone portable, le dernier message que je lui ai envoyé après être tombée sur sa messagerie : Te rappelle. Bises.
Daté du 2 février 2013.
Te rappelle.
A la page de cette semaine, ma liste énonce avec son ironie clinique ce qui était et brutalement n’est plus.
Philippe est mort.
J’ai rayé son nom sur ma liste.
Je ne l’écrirai plus jamais.
Je suis seule pour toujours.

mardi 22 janvier 2013

Sang Véronèse


Vert menthe. Jade bleuté. Nuit de mon cœur.
Le temps s’est fracturé comme un os.
Par l’inconstance de la plus stupide des fiancées, je suis suspendu pour l’éternité.
Ciel vénérien sur la ville maudite. Eaux labyrinthiques où se mirent les courtisanes en haillons des anciens palais.
Mes yeux se remplissent de larmes.
Mes pieds nus sur le pavé glacé se couvrent de mousse.
Dans le canal, coule un sang Véronèse où tout se fige.
Et dans mes veines infuse la même absinthe pétrifiée.
Pauvre énamouré, le temps s’est fracturé comme un os.

mercredi 16 janvier 2013

Un 78 tours


On pourra me reprocher l’indigence du portrait que je vais brosser de mon grand-père, au moins soyez sûrs que je m’astreins à une scrupuleuse honnêteté en dépit d’un regard inévitablement impartial et d’une mémoire qui joue les terres brûlées.
À sa mort j’étais encore une enfant et ceci excuse peut-être le peu de souvenirs que j’ai de lui.
Au mot grand-père répond une image sévère. Celle d’un homme impénétrable aux yeux d’un bleu glacé, dont la réserve nous intimidait bien qu’il y ait fort à parier qu’il était tout à fait inoffensif. Il s’exprimait avec parcimonie, en cas d’absolue nécessité seulement, ne criait pas plus qu’il ne bavardait ou riait et je ne crois pas que ses lèvres fines, à peine esquissées, aient jamais formé un sourire.
Je garde de lui le souvenir d’une présence fantomatique et le raviver convoque un continent étale et brumeux, rompu de loin en loin par un buisson famélique ou une ravine inopinée. Je me souviens de cela, un buisson, une ravine, quatre ou cinq éléments qui ne disent pas grand-chose de ce continent qu’est tout homme.
Voici, modestement, ces cinq éléments.
1 – Le tronc d’arbre
Dans le jardin de la petite maison du bord de mer qu’avaient acquise mes grands-parents à force d’économies et d’emprunts, il avait couché un tronc d’arbre rongé par le sel et soustrait à l’immensité des vasières ; c’était l’époque où le littoral surprenait encore le promeneur d’épaves miraculeuses, de cadavres de mouettes et d’une profusion de coquillages tarabiscotés. Mon grand-père passait de longues heures assis sur ce tronc d’arbre tortueux et dépourvu d’écorce, lisse et pâle comme une peau humaine. Il n’allait jamais à la plage avec nous, je ne sais pas ce qu’il faisait de ses journées et je crois bien qu’il détestait la touffeur des étés méditerranéens.

mardi 1 janvier 2013

Sans titre 11

Au loin, on distingue de petites îles auxquelles amarrer notre espérance...