mercredi 21 décembre 2011

Maman a ses nerfs

Accroupie devant la panière qui déborde, elle fait le tri dans le linge sale. Le sien, celui de son mari, des petits, Arthur et Marthe, et celui de Félix, l’aîné, quinze ans.
Elle rassemble le linge sale de l’ado et le remonte dans sa chambre. Allongé sur son lit, il tchate en mangeant des chips. Elle lâche sur la moquette, au milieu de la pièce, le paquet de caleçons et de tee-shirts.
« Tu la veux ta vie ?! Surtout pas que je m’en mêle, ni même que je m’y intéresse... Ok. Ne me demande plus rien, Félix. Voilà ton linge, ça ne me regarde plus. C’est ta vie ! »
Son mari arrive à l’instant, la regarde descendre en faisant claquer toute sa colère dans l’escalier avec ses chaussons (c’est pas facile avec des chaussons) et en donnant des coups de poing dans le mur, comme une folle, oui comme une folle. Regrettant d’être rentré un peu plus tôt que d’habitude, il lui lance le regard spécial « qu’est-ce qui se passe encore ? »

mardi 13 décembre 2011

J'ai vu Prague

De nombreux voyages il ne me reste que des impressions intérieures et si personnelles qu’elles semblent sans rapport avec la réalité des pays visités. Ces impressions toutefois sont trop intimement liées aux villes et aux paysages traversés pour mériter d’être qualifiées de fausses.
Ainsi de Prague.
Sur le livre de photographies que je montre aux enfants pour leur donner un avant-goût de ce qu’ils vont bientôt découvrir, je reconnais ce panorama célèbre des toits de la ville depuis la tour de l’horloge mais il ne m’est pas familier et je crois bien ne l’avoir jamais contemplé autrement qu’en photo.

Pourtant j’ai vu Prague.
Qu’ai-je vu ?
Si je ne peux décrire telle place renommée, la mémoire - mon séjour remonte à vingt-cinq ans -, ne me fait pas défaut. Je me souviens très bien de Prague.
Je me souviens de bâtiments lépreux et verdâtres, de façades au baroque fatigué, de pavés mouillés, de camaïeux de gris bleuté et d’ardoise (d’ardoise vraiment ?).
Je me souviens de quelque chose d’ouaté où le monde n’était qu’un écho vague et indolore. J’étais une jeune fille neurasthénique à Prague – cela n’avait bien sûr rien à voir avec cette ville mais quelle heureuse coïncidence qu’elle fût elle-même si pleine de cette même tristesse lasse et m’accueille sans rien exiger, en toute fraternité d’âme. Entrant dans Prague, j’avais refermé derrière moi la porte d’une sorte de caverne creusée à même ma mélancolie.
Je n’en étais ni désolée ni inquiète. J’étais là pour quelques poignées de jours. Je trouvais le hasard singulièrement bien inspiré de m’avoir attirée jusque-là.
Pourquoi Prague ?

jeudi 1 décembre 2011

Sans-titre 7

Sourire. Ne pas peser sur la vie des autres. Alléger la sienne.
Cet effort-là…
Allez, fais-moi un beau sourire !

mardi 22 novembre 2011

Le Seigneur dans le tiroir

L’air est incandescent. Ils s’éventent en riant et bavardent en longeant le fleuve. Ils passent un après-midi merveilleux. Jeux de ballon avec les enfants, partie de golf entre amis… Lui, il est irascible et taciturne. Souvent absent. Dans une heure il sera disert et enjoué. Il est comme ça Jean, tellement changeant.
Maintenant, comme tous les dimanches, ils vont se retrouver chez lui. Il se racle la gorge, dit qu’il fait vraiment chaud. Dans ses poches, il serre les poings. Il a les yeux rouges, c’est peut-être la luminosité.
Elle lui prend le bras d’un geste machinal. Elle se love, babille tout contre lui. Il se raidit à son contact. Sa chair le dégoûte. Toutes les chairs d’ailleurs. Toutes, et surtout celle de sa femme. Celle de Mathilde les après-midi d’été, faussement ingénue dans le contre-jour. Mathilde un dimanche comme celui-là, exhalant une sueur sucrée sous l’ambre solaire. Écœurante de chair. Prévisible et vaine. Exaspérante Mathilde…
Il se dégage, prend une cigarette dont il rate plusieurs fois l’allumage.
-       Un peu nerveux, le surmenage, hein, Jean !?... Détend-toi, c’est dimanche !
Vincent lui octroie dans la foulée une tape dans le dos, virile et complice. Entre hommes de responsabilités, on se comprend. Il sourit faiblement. Les enfants parlementent pour former des équipes en vue d’une compétition de baby-foot. Leurs voix sont nombreuses et stridentes, un bataillon de bruits. Christian fouille sa sacoche :

mardi 8 novembre 2011

You're wonderful

« Tous les jours, note ce que tu as fait dans la journée ».

Cette démarche aide à faire émerger du sens et tu prendras conscience :
1 - que tu existes,
2 - que tu as des qualités et du potentiel,
3 - que tu fais plein de choses intéressantes et te montres capable de mener des actions à terme,
4 - que tu éprouves des sentiments, des désirs et des frustrations, et lesquels,
5 - que toi aussi tu es un être humain passionnant.

Le problème, c’est que depuis un an, tu n’as pris que cinq notes.

6 janvier : bloquée par une grève des transports, j’ai mis ce temps à profit pour ranger enfin le placard de l’entrée.
21 mars : nous avons un nouveau logiciel au bureau, émettre un devis m’a pris trois fois plus de temps que d’habitude mais j’y suis finalement arrivée et même mieux que la plupart de mes collègues.
28 mai : ma cousine m’a invitée à passer une semaine en juillet dans sa maison de campagne. Cela m’a fait plaisir qu’elle pense à me le proposer mais je crois que j’irai chez mon frère à Biarritz comme tous les ans.
17 septembre : j’ai été au cinéma avec mes voisins et au lieu de rentrer directement, nous nous sommes promenés le long des quais, c’était très agréable.
3 décembre : depuis aujourd’hui, je ne prends plus l’ascenseur et monte les trois étages à pied.

Qu'en conclure ?

lundi 31 octobre 2011

Faut-il sauver Diogène ?


Pendant trois semaines, on ne parla que de ça au Café des Sports.

A un jet de pierre de ce centre névralgique se trouvait une ruelle calme, bordée d’immeubles bas et de maisons de ville mitoyennes. Au numéro 17, dans une petite bâtisse d’un étage, vivait la veuve d’un pharmacien, octogénaire polie et réservée, n’entretenant de lien d’amitié avec personne et ne recevant jamais. Une dame bien mise et même coquette, qui ne sortait pas pour ses courses sans s’être maquillée. Une femme sans histoire, figurante discrète du quartier. Elle s’appelait Suzanne Prieur.

Les dernières années à vrai dire, le 17 de la rue Hector Berlioz avait à plusieurs reprises attiré l’attention des riverains. L’odeur qui par moment s’en échappait avait intrigué. Une odeur de renfermé, de moisissure, d’égout, de pourriture. On ne savait pas vraiment. Certains disaient de putréfaction, le boulanger du coin de la ruelle qui n’avait pas l’habitude de mâcher ses mots parlait lui de « rats crevés ». Puis, était-ce une simple question de météo, de température et de vent, ou de fenêtres ouvertes ou fermées, on ne sentait plus rien, on n’y pensait plus et on avait bien d’autres chats à fouetter.

Un matin de fin novembre, c’est une autre odeur, celle de plastique brûlé, puis la fumée qui avaient poussé les voisins à composer le 18. En l’absence de Madame Prieur partie faire le marché, les pompiers avaient dû enfoncer la porte d’entrée. L’origine du départ de feu, vite maîtrisé, était un sac plastique posé sur un radiateur d’appoint.

Avant même que madame Prieur fût au courant de l’incendie, nous étions nous, au Café des Sports, déjà informés de l’intervention des pompiers mais surtout du spectacle hallucinant qu’avait donné l’intérieur de la maison.

jeudi 20 octobre 2011

Deux amies ou C'est encore plus dur le matin


Peut-elle la dépanner de quelques anxiolytiques... même légers ? C'est stupide, elle n'a pas eu le temps de faire renouveler son ordonnance. La voix de Marie grelotte à l'autre bout du fil. Xanax, Seresta, Lexomil… enfin ce que tu as, si tu as, tu as ? Elle miaule et geint en émettant des reniflements secs et précipités qu’aucun encombrement nasal ne justifie. Elle arpente le salon depuis un moment déjà, enfonçant d’un talon mélodramatique ses pieds dans l'épaisse moquette changée la semaine passée sur un coup de tête, un jour de cafard encore. De sa main libre, la secourable amie arrachée à son sommeil ouvre les volets de sa chambre. L’aube anémique jette aussitôt dans la pièce une lumière morne et décourageante. Oui, bien sûr, son amie lui apportera une plaquette de quelque chose. L'anxiété dévaste Marie par bourrasques. Ce matin, il y a quatre jours et la semaine précédente encore à deux reprises. Le soupçon, plus insidieux, œuvre lui avec constance et la ronge de ses dents minuscules de perforeuse. L'objet de son tourment : Antoine. De plus en plus. Antoine, tu vois, est comme absent. Antoine est, disons, distant. Antoine est, comment dire encore, fuyant. Ils se voient moins souvent. Le soir. Elle reste seule. Le soir. De plus en plus souvent seule.


mardi 11 octobre 2011

Porte 217

J’arrive.
Séance tenante, je laisse tout : déjeuner, rendez-vous, lessive, ordinateur.
J’arrive.
La mort n’attend pas. Contrairement à la vie, avec qui on peut toujours remettre à demain. La mort exige notre présence. Elle commande et tranche. J’arrive. Sans discussion ni délai. Bien que ma présence là-bas ne change rien à l’affaire.
Le trajet en train est d’une durée déconcertante, rien à voir avec le 1 h 30 calculé par les services internet du Transilien. Le trajet dure des années, dure dix secondes.
Je suis calme. Je ne crois pas être triste. Je me contente de répondre à l’appel.  
Je n’ai pas été surprise. Je savais. Non seulement en raison du caractère inéluctable de son agonie mais parce que je me suis réveillée à cinq heures du matin avec la certitude que c’était arrivé. Je n’ai rien dit plus tard à mon mari et mes enfants qui s’envolaient pour des vacances où je savais que je ne les rejoindrais pas. Dire quoi ? Que quelque message surnaturel, venu des tréfonds, de la nuit de l’âme, m’avait alertée ?

lundi 26 septembre 2011

Vers l'intérieur

Un matin, à l’aube encore grise et incertaine, on ouvre les volets et c’est là.
On le sait à l’odeur, d’instinct.
Les dates, 21 ou 23 septembre, et autres ustensiles à expliquer le temps ne tombent jamais juste.
Ça sent la terre lourde et la mousse moite qui frissonnent dans la brume. Humus gras et grouillant, feuilles décomposées, brindilles moisies, champignons ocres et capiteux, par bouffées, dès la fenêtre. L’ombre odorante des cavernes nous recouvre, fraîche et mystérieuse. Même les villes le savent et exhalent des parfums de sous-bois décadents à la moindre allée plantée. C’est l’automne.
On avance par une sente emmitouflée de feuilles rousses. On presse sur sa gorge, sa bouche une écharpe de laine au travers de laquelle s’échappe la vapeur de notre respiration. Ce sont les premières écharpes de laine, les meilleures, celles qu’on attendait.
Le ciel est plus bas depuis quelque temps déjà, d’une teinte laiteuse et lisse, pareil à une coquille d’œuf qui recouvrerait la terre. On avance sur la sente, l’air vif et humide pris à grandes goulées avides enivre comme en haute altitude.
On entre avec ferveur dans des sous-bois de fougères orangées. On écoute sous nos pas les bruissements, les craquements : feuilles froissées, branches brisées, bogues écrasées. On se tait, on écoute. On sait qu’avec la nature qui se retourne sur elle-même, on entre dans le temps du silence et des secrets.  Celui des profondeurs. On tend la main et si l’on veut bien se laisser entraîner par ce mouvement vers l’intérieur  bientôt le mystère de toute chose deviendra presque palpable.
On ralentit le pas. On respire. On écoute à l’intérieur de soi. On entend son cœur qui bat et le bruit que font les végétaux, les animaux des bois et même les pierres du chemin dans leur hâte à creuser le nid profond de leur espérance.
Du ciel blanc, un soleil dilué d’aquarelle s’égoutte sur les ors et les rougeoiements des feuilles qui soupirent, glisse le long des rides de l’écorce noire, coule jusqu’à nous.
On peut suivre aux inexorables et indolentes gouttelettes d’humidité ce passage à la lenteur du temps. On va se coucher, se rouler sur soi-même, s’ensevelir comme la châtaigne sous l’humus, concevoir, féconder, couver, nourrir dans le secret qui précède les avènements, dans le cœur exigeant de l’attente, tapi au fond de la terre humide entre les racines des grands châtaigniers.
Le silence va venir, lentement. S’appesantir. Il approche.  Aucune saison ne nous entraîne avec autant de tendresse vers la solitude des gestations.
Aucune saison n’est à ce point propice au rêve.
Possible et impossible se préparent ensemble au pourrissement d’hier.
C’est l’automne.
C’est ma saison préférée.
Celle où je suis née et espère renaître tous les ans.

mercredi 14 septembre 2011

Mon atelier

Ce n’est pas ça !
De toute façon, je ne voulais pas y aller.
J’ai, malheureusement, épuisé toutes les excuses qui m’auraient permis de ne pas me rendre à l’atelier.
Ce matin, au réveil, j’ai éprouvé comme hier, comme avant-hier, l’irrépressible besoin de me rendormir, d’être fiévreux ou surbooké, d’être encore chirurgien dentiste.
J’ai reculé le plus longtemps possible le moment d’ouvrir les volets. Juliette aime que ce soit moi qui ouvre les volets de notre chambre ; elle fait une compagne si peu exigeante que je ne peux pas lui refuser ça. Mais quelle épreuve ! Quelle épreuve ! Les volets s’ouvrent directement sur l’atelier !
Et le ridicule de mon tourment ne me fait même plus rire.
J’ouvre les volets.
Pourrais-je au moins opposer à ma Juliette cet exploit chevaleresque, réitéré bravement tous les jours, lorsque, lasse, elle me reprochera de ne penser qu’à moi ?
Ce n’est pas ça.
J’ai rêvé de cet atelier si longtemps que les ans ne font pas une mesure juste de l’intensité et de la constance de cette attente. Avant l’atelier, j’ai peint dans les lieux les plus inappropriés et incommodes, dans les conditions les plus contraires et abracadabrantes.

vendredi 2 septembre 2011

Quelqu'un

Quelqu’un est entré dans la crudité de l’été.
Saison sans pitié, âge sans refuge.
Quelqu’un marche sur une plage, de la jetée à la prochaine falaise, quelqu’un fait les cent pas.
Celui-là, celle-là, qui suit le rivage a épuisé son chapelet de promesses, autant de grains au serpentin d’adn.
Quelqu’un a accompli quelque chose. De grandiose. De risible. De conforme aux rêves des hommes. Celui-là, celle-là, s’est élevé autant qu’il a pu. A aimé, échoué, souffert, cherché, réalisé tout ce qui se réalise dans une vie. Ni plus ni moins. Soumis à la survie et au temps.
Quelqu’un est pris dans le monde comme dans de la résine.
Pareil à d’autres, pareil à tous, fait nombre, fait la maille de l’espèce ignorante du motif.
Quelqu’un fatigué se couche sous un crépuscule criard. L’air tremble un instant à peine du mouvement de sa chute.
Quelqu’un s’arrache le cœur et l’abandonne sur le lit de sable.
Au matin, il n’en reste rien.

mardi 21 juin 2011

Ne me dis pas que je suis contradictoire

Ne me dis pas que j'ai juste besoin de vacances
Ne me dis pas d'être plus compréhensive avec mon frère
Ne me dis pas de ne pas m'inquiéter quand tu n'es pas rentré à 3h du matin
Ne me dis pas d'apprendre à me remettre en cause
Ne me dis pas d'arrêter la lithothérapie
Ne me dis pas que mes cheveux étaient mieux avant
Ne me dis pas que je manque d'ambition
Ne me dis pas de règler ma relation au père
Ne me dis pas qu'au début j'étais plus gentille
Ne me dis pas qu'on est tous dans la même galère
Ne me dis pas que je n'assume pas mes choix
Ne me dis pas que je ne sais pas choisir
Ne me dis plus rien
Pourquoi tu ne dis rien
Dis-moi...
Dis-moi, si j'arrive à me libérer la semaine du 12...
Dis-moi de venir te rejoindre

lundi 6 juin 2011

Philosophie de parking, Les Amnésiens (5)

Dans le silence, les sons se propagent.
Non en hauteur comme dans une cathédrale, mais, en raison des plafonds bas, de manière horizontale. Ils ricochent vers les parois lointaines à la manière des cercles de plus en plus larges qui se forment à la surface de l'eau lorsqu'on la blesse d'un caillou ramassé sur le rivage.
Mes pas résonnent sur le béton. Uniquement mes pas. À cette heure-ci, tout est figé dans le parking. Et c'est comme marcher sur la pierre sans âge d'un château abandonné, au travers de pièces vidées de leur histoire.
On perçoit avec une acuité particulière sa propre solitude.
On hésite entre un sentiment à la fois inquiétant et doux de dérive et celui, vertigineux, d'une infinie liberté.

mercredi 1 juin 2011

"Des trésors de bienfaits"


Des bas. Voile fumé. Comme sur la publicité. Des jambes longues, lisses, légèrement hâlées, des jambes de femme.
Pourquoi tu t'empourpres comme ça, nigaude ? lance la mère qui, elle aussi, a eu dix-sept ans et des vapeurs qui vous mouillent le duvet autour des lèvres.
Des bas. On n'y a pas droit. Même dire le mot...
Mais aujourd'hui, c'est bal du 14 juillet et il sera là, alors...
En secret, elle porte à ébullition un litre d'eau, y laisse infuser deux grosses poignées de chicorée. Avec une boule de coton, elle applique le philtre sur les pieds, les chevilles d'abord, puis remonte le long de la jambe, de toute la jambe et rien que ça, l'idée de remonter si haut sur les cuisses, coupe le souffle.
Est-ce vrai qu'il a demandé après elle ?
Sur la place : la nuit, le muscat, les lampions, l'orchestre. Tout est là.
Il a gardé son uniforme de conscrit et elle a mis, pour la première fois, des jambes de femme. Tout est parfait.
Ils dansent. Il ne lui lâche pas la main, il ne lui lâche pas les yeux. L'amour est là.
Mais voilà que tombe l'une de ces petites averses d'été si charmantes, tièdes et odorantes. Les danseurs s'abritent en chahutant sous les arcades, et une brune toute en bouche, une déjà femme, dans la bousculade, accroche l'élu à son rire.
La magie s'évanouit.
La petite averse d'été coule, coule sur le visage de la jeune promise et les premières larmes se confondent avec les dernières gouttes. La brune rit et les jambes à la chicorée dégoulinent en exhalant des relents de cuisine. C'est fini.
Une averse. Une belle brune. De fausses jambes de femme. L'amour s'en va.

jeudi 19 mai 2011

Je vous écoute, taisez-vous !

Il ne sait pas comment dire. Doit-il parler de lui ? Des autres ?
Il a été hospitalisé en urgence. Sur le point de s'étouffer.
À son chevet vient s'assoir un psychologue. Il ne voit pas bien le rapport mais il ne le renvoie pas, il manque de force. Il ne sait pas comment dire,... son "ressenti". Il s'est mis à étouffer. Il a de l'asthme, en fait, c'est aussi bête que ça.
Doit-il parler de lui ? Des autres ? De l'air qui manque ?
Il regarde le médecin qui prend grand soin de ne pas avoir l'air de ce qu'il est : pas de stéthoscope, de fiche de liaison, de blouse ou de professorale barbichette. Très habile, très professionnel. Il le dit au médecin "Vous êtes très professionnel", pour montrer qu'il n'est pas dupe, qu'il a compris alors qu'il est dans le cirage le plus complet.
Le médecin incline légèrement la tête et adresse un sourire entendu à la table de chevet.
Donc, hier soir. Avant l'asphyxie. Avant l'ambulance...


mardi 10 mai 2011

Un an de plus

René, le prénom de son mari, elle ne le prononce que rarement. Cela fait plus d'un demi-siècle déjà.

Pour un précédent Noël, ils lui ont offert un baladeur CD. Elle écoute du Brahms des heures durant. Tout est intact.

Sur la table de nuit, encombrée de médicaments, il n'y même plus de place pour un missel, une photo, un souvenir.

Jacqueline, à l'heure de la toilette, lui frictionne les pieds à l'eau de Cologne ; une sensation chaude et vivante éveille ses orteils recourbés, traverse la peau épaisse et cornue du talon, remonte aux chevilles, irradie le long des tibias. C'est agréable.

Trois de ses quatre enfants sont décédés et deux de ses petits-enfants.

Ils lui ont acheté une robe neuve, un imprimé fleuri avec col Claudine ; la télévision doit venir dans trois jours.

Marcher de la chambre jusqu'au jardin demande une quinzaine de minutes et deux haltes, l'une sur le palier du premier, l'autre dans le hall.

Le sommeil est un animal farouche ; la nuit a perdu la notion du temps. Elle se rappelle de la fatigue d'antan, des frayeurs d'enfant, des épuisantes nuits blanches de l'amour et de la maternité. Aujourd'hui elle fixe l'obscurité des yeux, sans ciller, elle se prépare à l'immensité.

Elle s'est toujours régalée plus volontiers d'une mousse au chocolat que d'un onglet, ça tombe bien on ne la nourrit plus que d'entremets et de compotes acidulées.

Pour le gâteau d'anniversaire, la photo et toute la famille qui se déplacera lui a-t-on dit, elle devra remettre ses dents.

Elle se souvient de choses qui n'existent plus que dans les livres. Elle raconte à sa voisine sourde, au mûrier sauvage du jardin, aux moineaux.

La télévision vient dans trois jours. Elle aura 115 ans. C'est fantastique de pouvoir vivre aussi vieux !

mardi 3 mai 2011

Nous ne savions rien d'elle

Le 22 février 1994
À la disparition de Sophie B., étudiante en économie âgée de 21 ans, une enquête fut ouverte.
Vive, tellement vivante. On répétait ce mot : vive. On se le renvoyait. Vive. S'en enivrait. Gaie, chaleureuse. Oui, chaleureuse, généreuse aussi.
Nous étions d'accord. Tous. Elle semblait parfaitement équilibrée. Elle n'avait aucun problème. Pas de petit ami, non. Plus d'un pourtant aurait aimé... Elle n'exprima jamais la moindre lassitude envers l'existence. Elle n'aurait pas fugué. Pas une fille comme elle. Si vive. Certes, elle s'était montrée imprévisible en diverses occasions. Elle n'avait pas de famille ; enfin, nous ne parlions jamais de ça. Parfois, elle semblait absente. Ça passait. On n'y prêtait guère attention. Elle était exceptionnelle, et là-dessus nous tombâmes tous d'accord. La nuit où elle disparut, nous avions passé avec elle le début de soirée dans un bar de Ménilmontant.

jeudi 14 avril 2011

Sans titre 6

- C'est pas une vie !
Si, c'est une vie. C'est la mienne.
Les gens devraient réfléchir avant de parler.

mercredi 6 avril 2011

Monsieur Weber, Baudelaire et moi


Première de la classe, maigrichonne et sans nichons, j'étais également d'une timidité maladive et affublée des vêtements démodés de ma sœur aînée, mais... je ne portais pas de lunettes - il ne faut rien exagérer - et aucune acné n'a jamais altéré ma carnation délicate.
Je passais le plus clair de mon temps à lire pour esquiver un monde illisible. Mes congénères me considéraient avec suspicion pendant qu'ils rivalisaient de plongeons audacieux dans la vie.
Je les voyais s'apostropher, se défier, s'empoigner, exulter, courir, et systématiquement, me dépasser. Cela me causait moins de souffrance que d'incrédulité : je ne comprenais pas après quoi ils couraient – c'est toujours vrai, ce qui explique en grande partie mon anachronisme sévère.
Je restais sur le bas côté arborant un air vaguement extatique qu'ils prenaient pour de la prétention, m'emberlificotant de serpentins de phrases, affolée de rimes, échevelée par le souffle des métaphores filées, en équilibre sur la tranche d'un livre, le tranchant du cœur.
Alors... Je rencontrai monsieur Weber.

mercredi 30 mars 2011

Solitude en expansion

~~~~
Absence de signal               Mur de silence
Le cœur tendu comme un tambour               Résonne
Soleil coagulé                   Lumière immobile
Tes pas sont muets                Aucune oreille pour entendre
Personne
La poussière comme un duvet sur la peau
Neige à l'écran            Rien
Neige dans ton cœur
Radar mort dans le caniveau
Courant d'air dans les draps
Être malheureux, c'était mieux
Goût de fruit           Goutte de pluie
Lèche la mort sur les vitres
Hier encore...
Ce quelqu'un à tes côtés
Parti               Disparu                  ?                   ?
Avec ta fierté fait des cocottes en papier
Ça t'occupera
Absence de signal                Mur de silence
Vas-y, crie !

jeudi 17 mars 2011

Les larmes, la terre

On nous a dit de ne plus manger les légumes. Surtout ceux qui se développent dans la terre : carottes, pommes de terre, oignons. La terre contaminée empoisonne. La terre est une boue grise et poisseuse jusque par-delà les souches de l'ancienne forêt.
Mais par ici, il n'y a jamais eu grand-chose qui pousse hors de terre, chez nous même les légumes se planquent. Il reste le chou.
On a demandé : et le chou ?
On nous a répondu, humm, oui, mais le risque zéro n'existe pas, le chou c'est un peu jouer à la loterie, en bourse, à la roulette russe s'il fallait donner un équivalent.
Au début, on ne mange rien à part les dernières conserves qui nous restent, des pâtisseries sous vide, des aliments lyophilisés trouvés au hasard des maisons dont il ne reste que l'armature, pareilles à des branches d'arbres en hiver.
Puis, on a faim et on attend le camion qui n'arrive pas.
L'air est redevenu limpide, de plus en plus silencieux, de plus en plus suspendu, il donne l'impression d'une aube continue.
On ne nous dit plus rien depuis un moment déjà et le ciel est muet comme une tombe.
On fait bouillir l'eau avant de la boire comme si bouillir pouvait quelque chose. Nos moyens sont dérisoires.
On nous a dit qu'il fallait être patient et que dans quelques temps tout irait mieux, tout irait comme avant. Nous sommes condamnés mais pas stupides. Nous savons qu'il faudra être patient au moins plusieurs générations. Ce sera trop tard pour nous.
Alors, je prépare une soupe, je fais bouillir longtemps le chou, les carottes, les pommes de terre et les oignons.
Je m'agenouille près de mon mari, je prends sa main inerte et grise comme la terre, et je lui promets un bouillon maigre comme nous aimions en prendre parfois le dimanche soir quand nous avions reçu tout le week-end et que, nos amis partis, nous étions heureux de nous retrouver tous les deux, sans mot dire sans rien faire d'autre que boire ensemble un bol de soupe.

mardi 8 mars 2011

Paranoiac testament

À la disparition de Paule, retrouvée morte dans la porcherie, on fit dans la ferme à l'abandon une découverte stupéfiante : les mots gravés dans le plancher par son frère vingt ans auparavant.


Je ferme les yeux. Le crépitement du jaune aussitôt rougeoie et contamine l'horizon. Arbustes, broussailles, herbes folles se tordent, s'élèvent en serpentins de cendres. La terre se convulse sous leurs radicelles incandescentes.
J'entends gémir les premiers arbres de la forêt. L'écorce se fend. Craque. Lamelles de peau rouge et noire se recroquevillent sur la chair nue du bois. D'un arbre à l'autre, la forêt entière torchère. Remonte le long de mes jambes... le feu.

Coups réguliers, coups forcenés de mon frère sur le plancher de la chambre. Trou à la chignole dans les lattes de chêne. Sillons à la gouge creusés d'un trou à l'autre. La lettre se forme à la sueur de mon frère.

mercredi 2 mars 2011

Torch 2013


Il a un chien. L'animal s'appelle Torch. Longtemps, il a considéré que posséder un chien était un truc de mémère ou de paumé. Il ne voit plus les choses de la même façon. La pensée s'adapte au contexte. Ça n'a rien à voir avec la vérité.

Donc, il a un chien : Torch. Un bâtard de la pire espèce qui n'a pas son pareil pour repérer un animal à l'agonie pris dans le piège d'un braconnier.
Il a été heureusement surpris de ça : le braconnage n'est pas une pratique moyenâgeuse, pas plus que la biffe ou le troc.

mercredi 23 février 2011

La vie est une paroi verticale

Les journaux relatent d'atroces découvertes : des corps d'enfants enveloppés dans des sacs-poubelles sont jetés dans les fleuves, des corps d'enfants démembrés sont retrouvés épars dans les forêts sous le pourrissement des feuilles, des corps d'enfants suppliciés sont laissés à la pénombre des sous-sols.

L'appartement des parents donne sur un jardin public derrière lequel, ceinte d'un haut mur de briques, hurle la cour de l'école maternelle. Le jour qui se lève rebondit dans la cour de récréation et se blesse contre la vitre de leur chambre.

Tous les matins, la petite fille n'appelle pas. Tous les matins, il faut à Bianca endurer le corps de Fabrice en l'absence du corps de leur enfant.

dimanche 13 février 2011

Décapiter les rouges-gorges

Parmi ces choses qui, à la manière de madeleines empoisonnées, fouaillent les blessures anciennes : les rouges-gorges.

Son fils est à cet âge où l'on s'émerveille encore de toutes les créatures vivantes. Il aperçoit le rouge-gorge qui sautille sur les tuiles du toit. Le petit oiseau rebondit sur le ressort de ses pattes malingres que l'on pourrait, comme des brindilles, rompre d'un coup d'ongle ; il porte en sautoir son petit cœur dénudé. L'enfant voit cette vie vulnérable et sourit.

Au même instant, elle lance de toutes ses forces sur le rouge-gorge, à travers la fenêtre ouverte, un couteau à viande posé sur la table de leur déjeuner. L'oiseau s'envole, le couteau heurte les tuiles et dégringole avec un bruit de ferraille. L'enfant pousse un cri.

mardi 8 février 2011

Ça vient de loin, Les Amnésiens (4)

Tu connais cet homme, n'est-ce pas ?
La lumière haute et cristalline émet contre la vitre un cri de diamant.
Elle a peur.
Peur d'être découverte et abandonnée, tout à la fois.
C'est une crainte démesurée par rapport à l'incident qui l'a provoquée, elle rejoint une peur plus vaste et plus ancienne.
Un continent de peur.
Une étendue muette, de portes fermées et de rires sans joie, de chiens jaunes aux poils ras et de tristes secrets sous les fougères.

mardi 25 janvier 2011

Une nuit comme les autres


Dissimulé par la foule et une capuche, il infiltre des boîtes de nuit sommairement aménagées dans des entrepôts où, sous les lumières bleues, des filles juste pubères se déhanchent comme des animaux féériques.

Il commet quelques contorsions à contretemps sur la piste de danse. Il s'essouffle. Il a déjà vingt-cinq ans de parades, de cigarettes et d'alcool derrière lui.

Il finit la nuit en équilibre sur un tabouret de bar. Lamantin échoué. Que s'est-il passé qu'il n'a pas vu passer ?

Une sirène humide de sueur lui demande s'il est motorisé et se flanque aussitôt de jeunes gaillards aux dents blanches et à la braguette olympienne. Il les dépose au centre ville et regarde la vie les happer. Puis, le silence retentit.

L'aube vaporeuse sur la Grand-Place fait croire à un rêve dont il serait possible de se réveiller.

jeudi 20 janvier 2011

11 cm x 18 cm

Je ne me reconnais pas dans l'illustration de couverture ni dans le texte de la 4ème, pour lesquels d'ailleurs je n'ai pas été consultée...

On est si heureux autour de moi, pour moi.
La jouer blasée serait déplacé, je ne vais pas bouder mon plaisir.
Ça me fait plaisir.
L'hypothèse des forêts est disponible en poche !



Je me souviens d'une authentique euphorie, fulgurante, à l'annonce de la future sortie dans ce format improbable pour moi. Un vrai petit shoot.

Et puis... je me souviens des heures de travail, des jours, des mois d'une expédition hasardeuse. L'écriture qui s'écoule, se languit, stagne, s'emballe, s'égare, se condense sur deux ans. Deux années traversées par ce fleuve-là, convulsées par des accès de fièvre solitaire. Cela est inscrit pour toujours.

Je me souviens du mal que m'a donné la page 73, du titre qu'on a voulu me faire changer,

mardi 11 janvier 2011

Mon angoisse est une chimère

Mon angoisse est une chimère.
Corps d'enfant difforme et diaphane, sexe d'homme brun et brutal, tête de taureau, luisante, aux naseaux fumants, aux cornes aiguisées comme des lames.
Mon angoisse.
Elle est là.
Elle s'assoit sur le coin de chaise que par réflexe je lui laisse, elle s'attable et contemple en notre compagnie le ballet flegmatique des péniches sur le fleuve, elle dort dans mon lit, son petit corps d'enfant lové contre mon flanc ou accroupi sur mon oreiller. Elle m'est si familière. Souvent je ne la remarque pas. Elle hiberne dans le nid de ma pensée. Elle pèse un poids mort dont je ne peux me défaire.
Sortant par intervalle de sa narcose, elle chemine, sautillante, légère encore, à mes côtés, infiltre lentement, silencieusement, comme la nuit le jour, mes gestes, mes émois, mes enthousiasmes, mes manies, sans douleur ni méchanceté, en vertu d'une sorte de pacte de non agression. Un petit jeu entre vieux camarades.
Sa présence est dans mes pas pressés,
dans ma voix hachée,
dans l'acidité de mon espérance,
dans la caresse imméritée de l'être aimé,
dans la morsure de mon rêve,
dans ma dérision,
dans les tracas de mes organes.

mardi 4 janvier 2011

Le ciel terriblement bleu claque au vent

J’ai rencontré Nadège un jour comme celui-ci, clair et glacial. J’attendais sur la place face à l’immeuble dont je devais visiter le troisième étage avec balcon filant. Elle faisait les cent pas sur cette même place. Elle marchait très près du bord du trottoir et donnait des coups de talons dans la fine pellicule de glace qui s’était formée dans le caniveau pendant la nuit. Je regardais ma montre. Je regardais les fenêtres du troisième étage. Je regardais la fille faire les cent pas. Elle portait un manteau turquoise, des bottes en daim d’un bleu plus sombre, un bonnet et des gants assortis.
Le ciel était un ciel d’hiver, d’un bleu blessant.
Une voiture est passée lentement, a effectué un tour complet de la place. Nous l’avons suivie des yeux avec intérêt, il ne se passait pas grand-chose sur cette petite place. La voiture est repassée devant nous et s’est garée sur le passage piéton. Je me suis précipité vers son conducteur mais la fille en bleu m’a doublé, nous avions tous les deux rendez-vous pour la visite à neuf heures. Le monsieur de l’agence s’est excusé de ce rendez-vous commun en râlant contre la nouvelle secrétaire.
Quelques minutes plus tard, un jeune homme essoufflé nous a rejoints dans l’appartement où nous en étions à vanter les mérites de la douche par rapport au bain dans le microscopique cabinet de toilette. Il a prononcé quelques mots à l’oreille du monsieur de l’agence qui a dû nous quitter aussitôt : des problèmes familiaux.
Nous sommes restés avec Nadège à inspecter la plomberie en nous cognant l’un à l’autre. J’aurais dû partir, l’appartement ne me plaisait pas, mais je me suis senti obligé de lui faire un peu la conversation, et elle de me répondre aimablement. ″ Nous voilà donc deux étrangers dans une salle de bains inconnue ″, avons-nous plaisanté. Ni l’un ni l’autre n’était convaincu par le troisième étage balcon filant.
Nous sommes allés boire un café et avons emménagé ensemble dans un autre appartement, deux mois plus tard.
Aujourd’hui, Nadège veut vendre la maison, notre maison. L’installation chez Alexandre est imminente. Nous parlons en tapant des pieds sur le quai du terminal de ferroutage. Je la remercie de me prévenir, après tout depuis notre divorce, cette maison, qu’elle avait choisie et aménagée, est à elle.
Dans le froid, chacun de mes mots se matérialise en SOS de fumée et se dissout à dix centimètres de ma bouche. Il faudrait que je passe récupérer tout ce que j’y ai laissé, m’enfume-telle. Elle me sourit de toute son irrésistible fossette. Si je pouvais passer faire un premier tri dès ce week-end…
Au-dessus du port, le ciel terriblement bleu claque au vent.