On
pourra me reprocher l’indigence du portrait que je vais brosser de mon
grand-père, au moins soyez sûrs que je m’astreins à une scrupuleuse honnêteté
en dépit d’un regard inévitablement impartial et d’une mémoire qui joue les
terres brûlées.
À
sa mort j’étais encore une enfant et ceci excuse peut-être le peu de souvenirs que
j’ai de lui.
Au
mot grand-père répond une image sévère. Celle d’un homme impénétrable aux yeux
d’un bleu glacé, dont la réserve nous intimidait bien qu’il y ait fort à parier
qu’il était tout à fait inoffensif. Il s’exprimait avec parcimonie, en cas
d’absolue nécessité seulement, ne criait pas plus qu’il ne bavardait ou riait
et je ne crois pas que ses lèvres fines, à peine esquissées, aient jamais formé
un sourire.
Je
garde de lui le souvenir d’une présence fantomatique et le raviver convoque un continent
étale et brumeux, rompu de loin en loin par un buisson famélique ou une ravine
inopinée. Je me souviens de cela, un buisson, une ravine, quatre ou cinq éléments
qui ne disent pas grand-chose de ce continent qu’est tout homme.
Voici,
modestement, ces cinq éléments.
1
– Le tronc d’arbre
Dans
le jardin de la petite maison du bord de mer qu’avaient acquise mes
grands-parents à force d’économies et d’emprunts, il avait couché un tronc
d’arbre rongé par le sel et soustrait à l’immensité des vasières ; c’était
l’époque où le littoral surprenait encore le promeneur d’épaves miraculeuses,
de cadavres de mouettes et d’une profusion de coquillages tarabiscotés. Mon
grand-père passait de longues heures assis sur ce tronc d’arbre tortueux et
dépourvu d’écorce, lisse et pâle comme une peau humaine. Il n’allait jamais à
la plage avec nous, je ne sais pas ce qu’il faisait de ses journées et je crois
bien qu’il détestait la touffeur des étés méditerranéens.