mardi 3 mai 2011

Nous ne savions rien d'elle

Le 22 février 1994
À la disparition de Sophie B., étudiante en économie âgée de 21 ans, une enquête fut ouverte.
Vive, tellement vivante. On répétait ce mot : vive. On se le renvoyait. Vive. S'en enivrait. Gaie, chaleureuse. Oui, chaleureuse, généreuse aussi.
Nous étions d'accord. Tous. Elle semblait parfaitement équilibrée. Elle n'avait aucun problème. Pas de petit ami, non. Plus d'un pourtant aurait aimé... Elle n'exprima jamais la moindre lassitude envers l'existence. Elle n'aurait pas fugué. Pas une fille comme elle. Si vive. Certes, elle s'était montrée imprévisible en diverses occasions. Elle n'avait pas de famille ; enfin, nous ne parlions jamais de ça. Parfois, elle semblait absente. Ça passait. On n'y prêtait guère attention. Elle était exceptionnelle, et là-dessus nous tombâmes tous d'accord. La nuit où elle disparut, nous avions passé avec elle le début de soirée dans un bar de Ménilmontant.
L'un de nous affirma qu'elle avait beaucoup bu. Un autre se souvint qu'elle était sortie à plusieurs reprises pour téléphoner. Celui-là qu'elle riait sans cesse. Cette autre se rappela l'avoir surprise, dans les toilettes, à écraser une larme de son poignet. Les enquêteurs soupirèrent.
Nos témoignages n'apprenaient rien. Ils se contredisaient sans toutefois permettre de supposer à la disparue une double vie ou une activité suspecte. Chacun d'entre nous disait la vérité ; honnêtement, rapportait ce qu'il avait observé. Nous ne savions rien d'elle. Comme cela se produit souvent pour les êtres lumineux, le rayonnement de Sophie empêcha toujours que fût vu son mystère dont nous tenions ce jour-là, avec sa disparition, la manifestation tangible.

1. Le 17 février 1994, 3h36
Ils l'avaient retrouvée. Changer de nom, de ville, de visage, n'avait pas suffit. Ils avaient frappé à la porte. Elle n'avait pas ouvert ; de son passé il ne lui restait rien sauf la méfiance. Ils avaient forcé la porte, proprement, sans bruit, d'un coup sec et précis. Elle avait regardé la fenêtre mais il était déjà trop tard pour qu'elle offre une issue. Ils réclamaient leur dû, la disposition de son corps en paiement de ce qu'ils avaient fait pour elle : la fuite d'Ukraine, le voyage à travers l'Europe dans des coffres de voitures ou des containers, la promesse d'une vie meilleure.

2. Le 16 février 1994, 23h57
Maintenant, c'est l'heure. Tout de suite alors Sophie se leva. Elle dormait habillée sous les draps comme si chaque nuit avait été jusque-là l'attente de cette nuit, de son signal. Au pied du lit, un petit sac de toile contenait les quelques effets qu'elle souhaitait emporter. Pas grand-chose. Pas grand-chose ne comptait à part lui. Cet homme à qui elle avait amarré en secret son avenir et qui était l'univers entier. Elle le rejoignit sur le palier obscur. Dans le noir, prononça son nom. Dehors, ils coururent en se serrant la main. Leurs corps rapides ouvrirent une brèche dans la nuit. Ils s'y engouffrèrent.

3. Le 17 février 1994, 6h24
De la nuit, Sophie ne put fermer l'œil. Aux premiers bruits de l'aube, l'angoisse déferla. De semblables crises l'avaient menée à deux reprises dans l'année aux urgences psychiatriques. Elle se laissa tomber sur le lit. Elle voyait ses jambes, ses pieds, tirés par intermittence des ténèbres par la lueur verte de l'enseigne de la pharmacie de garde. Horrifiée, elle détaillait son corps comme une émanation monstrueuse d'elle-même. Ses mains posées sur ses cuisses lui parurent soudain si effroyablement stupides qu'elle détourna les yeux. L'insupportable monta d'un degré encore. L'air manquait. Sous les rayons verts, les objets surgissaient des murs et du parquet comme les étendards pitoyables de son existence. L'angoisse atteignit alors ce point où l'irrémédiable peut être commis. Elle se leva et partit.

4. Le 16 février 1994, 22h16
Du café de Ménilmontant où elle passa la soirée, Sophie rentra chez elle à pied. Non loin de son domicile, un homme l'aborda. Il lui demanda le chemin de la station de taxis la plus proche. Il se montra aimable sans lui manifester d'intérêt particulier. Ils échangèrent quelques banalités sur la vie parisienne et il la quitta poliment à un carrefour. Peu après une voiture roulant à vive allure stoppa brutalement à sa hauteur. L'homme sortit du véhicule et l'empoigna. Elle le reconnut et voulut dire quelque chose mais il la projeta dans la voiture. Elle se défendit. Il la frappa violemment. À demi assommée, il la ligota et la bâillonna. Puis, il démarra en jetant sur la banquette arrière un plaid.

5. Le 17 février 1994, 8h22
Disparaître, pensait Sophie, ce devait être comme la foudre fendant l'arbre, votre propre main soudain vous arrachant à vous-mêmes. En pensée, elle caressait cette violence inouïe. Elle l'appelait. Ainsi l'idée de sa disparition avant qu'en une fraction de seconde elle ne se changeât en acte, la conçut-elle doucement, la voyant lentement prendre forme. Sophie, si visiblement contentée par l'existence avait accouché de cet attentat. Disparaître. Elle, si lumineuse, couvait cette pensée obscure. Elle l'avait nourrie, chérie, dans le secret de sa chambre, comme un enfant plein de promesses. Patience, patience. Elle l'avait jour après jour armée des mille tragédies et contrariétés de la vie. Patience. Puis sous les rayons verts de l'enseigne de la pharmacie, finalement, l'avait laissée se déployer et tout ployer à sa volonté implacable.

6. Le 16 février 1994, 23h40
La douleur irradiait. Jusqu'aux dernières phalanges, jusqu'à la racine des cheveux. Cela allait augmenter d'intensité encore. Sophie n'avait plus un sou. Elle mit le studio à sac, dans l'espoir d'un billet égaré. Elle avait supplié Boris de lui donner quand même une dose. Elle l'aurait payé plus tard, demain, avec toutes ses autres dettes. Il l'avait envoyée à terre d'un coup de botte et lui avait craché au visage. Elle se moquait des coups de botte et des crachats. Elle décida d'aller mendier de l'aide auprès de Mr. Hippolyte. Avec l'argent, elle serait retournée voir Boris. Avant de n'être plus du tout présentable, elle sortit.

Le 3 mars 1994
Le dossier Sophie B. fut clos faute de piste et d'indice permettant de supposer la disparition inquiétante. L'enquête n'avait été ouverte que parce que, la même nuit, un règlement de comptes avait fait un mort dans sa rue et que la police pensait pouvoir établir une relation entre les deux évènements.
Sophie fut l'une des 952 personnes majeures signalées disparues en France cette année-là.
Nous savions si peu d'elle. Ce peu suffisait à nos liens. Nous étions jeunes et égocentriques, superficiels et versatiles, nous ne pensions pas à mal, rien jusque-là n'avait été grave.
Sophie était mon amie et son souvenir continue de me renvoyer l'un des portraits les plus vils de moi-même. Je ne savais rien d'elle et dès ce 16 février 1994, il avait été trop tard. Elle ne reparut jamais.



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