jeudi 19 mai 2011

Je vous écoute, taisez-vous !

Il ne sait pas comment dire. Doit-il parler de lui ? Des autres ?
Il a été hospitalisé en urgence. Sur le point de s'étouffer.
À son chevet vient s'assoir un psychologue. Il ne voit pas bien le rapport mais il ne le renvoie pas, il manque de force. Il ne sait pas comment dire,... son "ressenti". Il s'est mis à étouffer. Il a de l'asthme, en fait, c'est aussi bête que ça.
Doit-il parler de lui ? Des autres ? De l'air qui manque ?
Il regarde le médecin qui prend grand soin de ne pas avoir l'air de ce qu'il est : pas de stéthoscope, de fiche de liaison, de blouse ou de professorale barbichette. Très habile, très professionnel. Il le dit au médecin "Vous êtes très professionnel", pour montrer qu'il n'est pas dupe, qu'il a compris alors qu'il est dans le cirage le plus complet.
Le médecin incline légèrement la tête et adresse un sourire entendu à la table de chevet.
Donc, hier soir. Avant l'asphyxie. Avant l'ambulance...


mardi 10 mai 2011

Un an de plus

René, le prénom de son mari, elle ne le prononce que rarement. Cela fait plus d'un demi-siècle déjà.

Pour un précédent Noël, ils lui ont offert un baladeur CD. Elle écoute du Brahms des heures durant. Tout est intact.

Sur la table de nuit, encombrée de médicaments, il n'y même plus de place pour un missel, une photo, un souvenir.

Jacqueline, à l'heure de la toilette, lui frictionne les pieds à l'eau de Cologne ; une sensation chaude et vivante éveille ses orteils recourbés, traverse la peau épaisse et cornue du talon, remonte aux chevilles, irradie le long des tibias. C'est agréable.

Trois de ses quatre enfants sont décédés et deux de ses petits-enfants.

Ils lui ont acheté une robe neuve, un imprimé fleuri avec col Claudine ; la télévision doit venir dans trois jours.

Marcher de la chambre jusqu'au jardin demande une quinzaine de minutes et deux haltes, l'une sur le palier du premier, l'autre dans le hall.

Le sommeil est un animal farouche ; la nuit a perdu la notion du temps. Elle se rappelle de la fatigue d'antan, des frayeurs d'enfant, des épuisantes nuits blanches de l'amour et de la maternité. Aujourd'hui elle fixe l'obscurité des yeux, sans ciller, elle se prépare à l'immensité.

Elle s'est toujours régalée plus volontiers d'une mousse au chocolat que d'un onglet, ça tombe bien on ne la nourrit plus que d'entremets et de compotes acidulées.

Pour le gâteau d'anniversaire, la photo et toute la famille qui se déplacera lui a-t-on dit, elle devra remettre ses dents.

Elle se souvient de choses qui n'existent plus que dans les livres. Elle raconte à sa voisine sourde, au mûrier sauvage du jardin, aux moineaux.

La télévision vient dans trois jours. Elle aura 115 ans. C'est fantastique de pouvoir vivre aussi vieux !

mardi 3 mai 2011

Nous ne savions rien d'elle

Le 22 février 1994
À la disparition de Sophie B., étudiante en économie âgée de 21 ans, une enquête fut ouverte.
Vive, tellement vivante. On répétait ce mot : vive. On se le renvoyait. Vive. S'en enivrait. Gaie, chaleureuse. Oui, chaleureuse, généreuse aussi.
Nous étions d'accord. Tous. Elle semblait parfaitement équilibrée. Elle n'avait aucun problème. Pas de petit ami, non. Plus d'un pourtant aurait aimé... Elle n'exprima jamais la moindre lassitude envers l'existence. Elle n'aurait pas fugué. Pas une fille comme elle. Si vive. Certes, elle s'était montrée imprévisible en diverses occasions. Elle n'avait pas de famille ; enfin, nous ne parlions jamais de ça. Parfois, elle semblait absente. Ça passait. On n'y prêtait guère attention. Elle était exceptionnelle, et là-dessus nous tombâmes tous d'accord. La nuit où elle disparut, nous avions passé avec elle le début de soirée dans un bar de Ménilmontant.