mercredi 29 février 2012

Je suis un salaud


Par courtoisie je lui proposai de rester dormir, la correction eut voulu qu’il fît au moins mine de ne pas vouloir déranger. Il passa outre et déplia aussitôt le canapé en se désolant que le matelas en fût si fin.
Ses sanglots m’empêchèrent d’abord de m’endormir puis il me réveilla vers cinq heures du matin en venant s’asseoir sur le bord de mon lit pour parler. Je lui coupai la parole vers sept heures, il était temps que j’aille travailler. Par la fenêtre, il m’adressa un pitoyable salut. Son visage était décomposé. J’entrai en hâte dans la bouche du métro.
Les premiers jours, je n’osai pas aborder la question de son futur logement. Il avait du mal à marcher et souffrait beaucoup des lésions de son accident de l’an passé. Mon appartement plein nord n’arrangeait rien ; il me demanda de lancer des travaux d’isolation. Le sort l’accablait, on le plaignait et on me suggéra de lui laisser ma chambre plus confortable et mieux chauffée. Un silence réprobateur suivit mon refus.
Une bonne semaine plus tard, alors que je ramenai à la maison une pile de journaux d’annonces immobilières, l’un de nos amis communs s’indigna du peu de tact dont je faisais preuve face à la détresse d’un homme qui, en plus d’être physiquement diminué, avait perdu son emploi et s’était fait mettre à la porte par sa femme pour infidélité chronique. Il est à la dérive, renchérit un autre, laisse-lui au moins un peu de temps.
Un mois plus tard, il ne donnait toujours aucun signe de projet de départ. En mon absence, il avait vidé deux étagères de livres qu’il descendit à la cave pour y installer ses effets personnels. Son initiative fut saluée comme un signe de bonne volonté à mon égard ;  je lui aurais à plusieurs reprises fait sentir que ses paquets encombraient. De fait,  depuis que mes affaires étaient à la cave on circulait mieux dans le salon.
Sa femme, également l’une de nos relations, souffrait de dépression. Elle  m’appelait régulièrement sous des prétextes oiseux et dans un but aussi incertain que douteux. Peut-être espérait-elle qu’il réintègre le foyer et tâtait-elle le terrain. Elle se plaignait beaucoup et, de temps en temps, elle pleurait au téléphone. On me reprocha de ménager la chèvre et le choux, m’accusa de me montrer équivoque et certains me soupçonnèrent de vouloir tirer parti de la situation, la femme de notre ami était plutôt gironde.
Il restait toute la journée enfermé, sans bouger, sans rien entreprendre, assis sur le  canapé, se laissant régulièrement tomber à la renverse pour un sanglot ou un somme. Il ne s’habillait pas, ne se rasait plus, me prenait à témoin de sa déchéance, m’insultait si je protestais. Il se regardait dans la glace et se trouvait minable : avec une tête pareille qui aurait envie de l’embaucher.
Il déprimait et ses timides démarches pour retrouver un travail échouaient. Le secteur de l’imprimerie était de toute façon aussi sinistré que lui.  Il finissait la journée avec des pensées suicidaires et je ne trouvais rien de mieux que de le narguer tous les soirs en rentrant épuisé du travail. J’aurais mieux fait plutôt que de m’enfermer avec mon lecteur dvd dans ma chambre de le distraire par une sortie ou une discussion amicale et revigorante. Quelqu’un en profita même pour signaler que, malgré mon poste élevé chez Microtech Export, je n’avais jamais déroulé l’échelle à personne.
Il m’interrogeait : que vais-je devenir ? Nos amis m’interrogeaient : que va-t-il devenir ? Je ne trouvais aucune solution à sa déveine et ne semblait pas en chercher. J’avais mes propres soucis : j’étais fatigué, je dormais mal, je n’avais pas pris de vacances depuis des années, la situation était tendue au travail et ma maîtresse devenait exigeante. On me regarda interloqué de ma complaisance vis-à-vis de moi-même.
Certains jours, il faisait des efforts. Il aérait et passait l’aspirateur et me montrait à mon retour les offres d’emploi qu’il avait marquées d’une croix rouge. Le plus souvent, un bazar indescriptible m’attendait. Je le connaissais depuis l’école primaire, il avait toujours été bordélique et velléitaire mais c’était mon ami, il me faisait rire et m’avait sauvé la mise plus d’une fois. Il ne comprenait pas pourquoi avec mes moyens financiers je ne prenais pas de femme de ménage. Un soir en rentrant, je vis l’eau ruisseler sur le palier depuis l’appartement. Il semblait dormir dans la baignoire dont le robinet était ouvert. Il refusait d’en sortir ; ça ne servait à rien selon lui. Les dégâts dans l’appartement furent considérables.
Pour occuper ses journées, il faisait le compte de tous les bienfaits dont m’avait gratifié la providence. Il me présentait le résultat sous forme de graphique. La comparaison avec le sien était évidemment édifiante.
Je tentais de lui montrer l’aspect positif de l’épreuve qu’il traversait. Il s’agissait probablement du changement le plus salutaire dont il ait jamais eu l’opportunité. Jusque-là, il avait été malheureux : il vivait dans la petite bourgade ennuyeuse de son enfance, souffrait d’un travail sans rapport avec ses ambitions et avait épousé sa femme par dépit.
Par l’intermédiaire d’une connaissance auprès de qui je me portai garant, je lui trouvai un studio en sous-location pour une somme modique. Je pensais naïvement l’aider à prendre un nouveau départ. Le regard glacé qu’il me lança me renvoya à mon égoïsme. Tout le monde voulait se débarrasser de lui, même moi.
Parfois, je dînais seul au restaurant pour pouvoir manger un bon steak dans une atmosphère détendue. Il était végétarien et m’avait imposé son régime alimentaire. Mon frigo regorgeait de légumes dont certains inconnus de moi jusqu’alors. Je mangeais l’assiette de carpaccio végétal qu’il m’avait préparée, lui n’avait pas d’appétit.
Il arrivait aussi que je passe la nuit chez ma maîtresse lorsque son mari était en déplacement. A l’aube, je rentrais pour changer de chemise avant d’aller travailler. Je poussais la porte la peur au ventre : dans quel état allais-je les trouver, lui et mon appartement ?
Il ne s’était pas présenté à un entretien d’embauche que lui avait trouvé une relation commune. De toute façon, c’était perdu d’avance. Il prétextait des fatigues, des empêchements improbables. Il ne voulait plus voir personne, même pas ces anciens amis. On me demanda d’intervenir plus fermement. Je ne pouvais pas laisser la situation se dégrader ainsi, je devais le secouer avec toute la délicatesse requise, le remettre en selle ou le convaincre de consulter.
Pour la première fois depuis fort longtemps, je m’accordai des vacances et pour la première fois tout court je réservai un séjour idyllique pour deux où j’emmenai ma maîtresse. Il était en pleine dépression et ne le réveillai pas à mon départ matinal pour éviter, je l’avoue, des adieux éprouvants. Nous passâmes aux Maldives des moments merveilleux et tombâmes d’accord sur le principe d’une vie commune à court ou moyen terme.
Lorsque je rentrai, l’appartement avait été entièrement dévasté par le feu. Endormi dans mon lit, il avait péri asphyxié par d’épaisses fumées toxiques. L’incendie avait pris, semble-t-il, sur le matelas du canapé en polymères, hautement inflammables. Ça prend comme une torche, m’expliqua l’agent d’assurance.
Mon camarade de l’école primaire était mort. Enfant, il me faisait rire et me sauvait la mise. J’étais très affecté. A l’enterrement, sa femme me gifla. Dans les semaines qui suivirent, je sentis que nos amis  me battaient froid. Je n’insistais pas, j’avais bien d’autres choses à régler. Je dormais à l’hôtel en attendant que nous trouvions quelque chose avec ma maîtresse. Chez Microtech Export, les développements du marché indien posaient problèmes, je dus m’investir plus que de raison. J’étais triste et irritable. Le tragique destin de mon ami m’affligeait.
Je résolus brillamment les problèmes indiens et décrochai à la fois le plus gros marché jamais enregistré par cette boîte et le poste de PDG adjoint. Nous trouvâmes avec ma maîtresse, fraîchement séparée de son mari, un vaste duplex, calme et bien situé. Une nouvelle vie commençait. Je pensais à l’avenir, je pensais aux tournedos rossini que je nous préparerais ce soir, je pensais à la couleur des fauteuils que nous devions commander, dépareillés ou assortis au canapé.
Sa femme voulut porter plainte pour non assistance à personne en danger, son avocat ne l’en dissuada pas mais lui annonça des tarifs rédhibitoires. J’en fus soulagé. Je cherchais à oublier les derniers mois. Leur souvenir m’était très pénible. J’en conviens. Par hasard, chez un caviste chez qui j’avais commandé une caisse de champagne, je croisai l’une de nos relations communes. Alors que je lui donnais de mes nouvelles, il me dit sans ménagement leur façon de penser à tous : je n’avais rien fait pour mon ami, je l’avais abandonné et il était mort. Que je conclusse moi-même, j’étais un salaud.

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