jeudi 26 avril 2012

Nanosecondes d'éternité


La route crevait le paysage. Je m’étais trompée à un embranchement et ne cherchais pas à atteindre ma destination initiale. Je roulais. J’avais ouvert les vitres de la voiture malgré la fraîcheur. L’air entrait violemment et faisait pleurer mes yeux. A l’horizon miroitait la ligne de la forêt.  Je voulais juste m’enfoncer dans la campagne, faire le vide ou le plein.
Je laissai la voiture à l’orée du bois et poursuivis à pied, au hasard, sans but précis. Aussi incroyable que cela puisse paraître, je n’avais pas marché dans une forêt depuis mes années de jeunesse. J’abordai le sentier comme le pont d’un gigantesque navire. Quelques bouquets d’arbres plus loin, les rives de mon monde commençaient de sombrer. Je pénétrais les mystères d’un autre, un entre ciel et terre d’écume verte, ombré, murmurant, de plus en plus profond.
Je perdis bientôt la notion du temps et des distances. On m’attendait ailleurs, personne ne me savait ici. Je ressentais une griserie d’enfant à cette promenade clandestine.
Après plusieurs heures de marche, toutes amarres rompues, je m’abandonnais totalement à la magie du lieu, à des années lumière de ma vie.
Les frondaisons très denses ne laissaient plus pénétrer que de rares phosphorescences à la précision aveuglante de lames. J’avançais sous cette canopée serrée qui formait comme une caverne de malachite tachée de fragments irréels d’outremer, lumineuse comme une nuit claire et pure, une promesse.
Je me trouvais dans un état singulier sans doute. Je ne m’explique pas autrement ce qui arriva.

Les choses ont sûrement été favorisées par mon état d’épuisement général. Je me le formulais depuis une dizaine de jours seulement mais j’étais en réalité fatiguée depuis bien plus longtemps, des semaines, des mois, sans doute des années.
Ma progression dans la forêt se faisait de plus en plus difficile. Mes pas s’enfonçaient dans une épaisse couche d’humus et de mousse, je repoussais de la main des branchages cinglants qui libéraient des odeurs poudreuses et butais contre des rochers enfouis sous des congères de vieilles feuilles poussées par le vent. Il n’y avait plus de sentier depuis longtemps.
Franchie l’enceinte d’un taillis, j’accédai aux berges d’un petit lac. Sombre, hypnotique, de vibrant de silence. L’étendue d’eau étale et noire était légèrement bombée et faisait penser à un œil. Je m’arrêtai pour reprendre mon souffle, me laissai envoûter par la merveilleuse étrangeté des lieux. Je restai debout, en sueur, haletante, en équilibre sur une pierre grise polie comme un silex. L’haleine humide du lac me léchait les pieds, son odeur minérale et le parfum musqué des broussailles me pénétraient, irrigant bientôt chaque parcelle de mon corps. Le paysage était d’une beauté sidérante. Nue, virginale, cosmogonique. Au commencement, le monde devait ressembler à ça.
Alors il se passa quelque chose d’inattendu, d’inimaginable, d’indescriptible.
J’ai eu comme une absence tout en étant intensément présente.
La trame de mon esprit et chacune de mes cellules se sont brusquement dilatées aux dimensions du lac, de la forêt, du monde, de l’univers entier, toute frontière, toute identité abolies. J’assistai à la dissolution de tout mon être dans plus grand, comme le ruisseau qui atteint l’océan et s’y fond. Cela a duré un fragment de temps indéterminé, peut-être une dizaine de secondes de bonheur absolu dont l’écho magnétique a perduré une poignée de minutes encore.
Ensuite, tout est redevenu normal. Un peu étourdie, j’ai quitté le lac, repris ma marche, tenté de retrouver mon chemin. Je ne ressentais plus alors que l’agréable fatigue d’une longue ballade en forêt, une sensation bienheureuse mais banale, à la portée de tous, à ma portée, déjà souvent vécue.
A la différence que…  quelque chose s’était produit que je savais déjà constituer l’expérience la plus marquante de ma vie.
Je ne trouvai aucun mot qui convienne pour définir ce que je venais de ressentir, cette autre dimension entraperçue, arrachée au temps et à la condition humaine, aux limites de la conscience. Aucun échafaudage de vocabulaire qui puisse dire la certitude d’avoir approché quelque chose d’essentiel, que tout mon être avait été le nid d’un big-bang d’une suavité inouïe, en expansion dans un univers en expansion. Je venais de faire une expérience mystique, spirituelle peut-être.
Les premiers temps, me remémorer l’événement suffisait à me porter à une sorte d’exaltation, puis j’ai perdu l’accès aux émotions qu’il avait suscitées et il ne m’est plus resté que des traces résiduelles de sensations, de plus en plus ténues, et aujourd’hui juste des souvenirs, précieux mais aussi pauvres qu’une photographie pour dire une éruption de l’Etna, juste l’idée d’un bonheur immense et extraordinaire.
Sur une carte de la région, je tentai à plusieurs reprises de repérer les lieux. La forêt s’étendait sur des centaines de kilomètres. Je découvris l’existence de quelque vingt-huit lacs essaimés. J’avais marché au hasard, avec le désir de me perdre. Je m’étais effectivement égarée, l’avais constaté quand revenir m’avait pris une vingtaine d’heures et obligée à passer une nuit dans l’obscurité la plus totale, roulée en boule comme un animal.
Lac denté, lac Saint Loup, lac de la cloche blanche, lac Siloe… Impossible d’émettre la moindre hypothèse. Je ne savais pas. Je ne persévérai pas, repliai la carte. Je laissai à l’étrange événement l’incertitude sur sa localisation. En vérité, peu m’importait de situer le lac. Un réflexe m’avait poussé à consulter la carte mais je ne souhaitais pas retourner sur les lieux : ce que j’avais vécu ne se produirait pas deux fois.
Parfois, lorsque je me sens malheureuse ou perdue, je ferme les yeux et tente de rappeler à moi ces instants miraculeux. Je n’y arrive plus mais à aucun moment je ne doute d’avoir réellement vécu cette expérience et avec le temps, son importance pour moi ne fait que croître.
Une nuit d’ivresse, un ami m’avoua avoir vécu des instants similaires bien que les points de comparaison soient difficiles à établir. « Un peu comme un shoot », avait-il conclu. Oui, un peu… J’avais touché à pas mal de drogues et oui, il y avait quelque chose de cet ordre-là sans doute. Une diffraction, une implosion, une désintégration de la conscience mais cela restait une très vague approximation.
Parce que l’expérience s’inscrivait au plus intime, j’ai longtemps pensé qu’elle était personnelle et tout à fait unique. J’imagine aujourd’hui que non, que nous sommes un certain nombre à nous y être illuminés. Chez certaines personnes - si j’étais fanatique, je parlerais d’élus -, je crois parfois percevoir une aura, comme la réplique lointaine d’un séisme d’étoiles, mais il est tout aussi possible que je délire.
C’était il y a sept ans maintenant.
Parfois, lorsque je suis perdue ou malheureuse, je souris. Je souris à ce séisme dont l’écho perdure.
Cet écho est comme un ange penché sur moi.
C’est ainsi même si j’ai dû faire le deuil d’un état que je n’ai jamais retrouvé. Retrouver n’est d’ailleurs pas la terminologie adéquate.
Disons que je n’ai jamais plus été saisie,… comme peut-être puis-je espérer l’être à l’instant de ma mort, juste avant qu’il n’y ait plus rien.

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