lundi 24 février 2014

Correspondance secrète


Lorsqu’elle s’est couchée hier soir, elle ignorait qu’elle ne se réveillerait pas.
Si elle avait su, elle aurait mis un peu d’ordre dans ses affaires, appelé ses parents qui se morfondent tout l’hiver dans leur grande maison désolée de la Creuse, accordé à son fils l’autorisation d’aller au cinéma, fini le repassage, envoyé un message à son amie Fabienne pour l’assurer du plaisir qu’elle avait eu à passer la journée en sa compagnie, elle aurait réglé pour sa fille les fastidieuses formalités d’inscription pour ce stage en Australie, posté sa lettre de démission rédigée depuis des lustres, fait l’amour avec Damien son mari, débarrassé enfin l’étagère de ses vieux pulls mités, et mon Dieu, surtout, détruit les lettres de Lorenz.
Car bien sûr Damien va tomber dessus. Elles sont à peine cachées, réunies dans une pochette sous une pile de papiers administratifs qu’il devra éplucher pour la succession.
Pourquoi les a-t-elle conservées ? Par négligence ou sentimentalisme. Par nostalgie. De quoi ?  D’un songe …
Lorenz. Un coup de cœur, il y a douze ans. Une rencontre de hasard. Un échange de lettres enflammées comme celui qu’auraient entretenu deux amants du siècle passé.
Mariés tous les deux et heureux, lui à Cologne, elle à Bordeaux, leur relation n’avait jamais été qu'une platonique chimère mais cette correspondance suggérait exactement le contraire. Quelle idiote !

lundi 17 février 2014

Une petite attaque phobique


Elle éprouve une soudaine gêne respiratoire. Aussitôt, elle reconnaît le petit salut familier que lui adresse la peur.
Elle serre un peu plus la barre verticale du métro et tente de relancer la discussion avec Anaïs. Elle fixe le schéma de la ligne pour vérifier l’enchaînement de stations qu’elle connaît par cœur. Son débit de plus en plus rapide oblige son amie à la faire répéter. Il est 22h45. Elles sortent du restaurant et rentrent chez elles. Elle a peur. Elle s’enquière de la destination d’Anaïs, lui propose de passer chez elle boire quelque chose.
Elle a peur de ne pas pouvoir rentrer, de perdre son chemin, de se perdre. Elle toussote pour dégager ses bronches, reprendre son souffle. La foule du métro est trompeuse, c’est la nuit. Dehors, c’est nuit.
Elle s’oblige à penser à ce qu’elle est : une jeune femme active, indépendante, ambitieuse qui mène les projets et les amants où ça lui chante. Elle fixe mentalement son attention, comme elle a appris à le faire au dojo. Elle se concentre sur une photo d’elle, épanouie et confiante, sur le quai de la gare de Bombay, refoule toutes les autres images. Une vie pleine de surprises, de découvertes, de désirs. Tout bouge constamment autour d’elle comme elle le rêvait enfant. Les obstacles sur son chemin, elle les balaye d’un revers de main. Atterrir après 18h de vol dans une ville totalement étrangère ne l’effraye pas.
Elle a juste peur de ne pas pouvoir rentrer chez elle. Cette fois-ci, elle pourrait effectivement ne pas retrouver son chemin, il faut bien que le pire finisse par arriver.
Sa terreur est absurde bien sûr. Elle connaît Paris comme sa poche et réside à la même adresse depuis qu’encore étudiante elle a perçu son premier salaire. 8, avenue Simon Bolivar.
C’est pour ce soir. Elle ne va pas y arriver.
Non. Surtout ne pas se dire ça, ne pas penser ça. Les mots sorciers font apparaître les choses qu’ils nomment.