lundi 17 février 2014

Une petite attaque phobique


Elle éprouve une soudaine gêne respiratoire. Aussitôt, elle reconnaît le petit salut familier que lui adresse la peur.
Elle serre un peu plus la barre verticale du métro et tente de relancer la discussion avec Anaïs. Elle fixe le schéma de la ligne pour vérifier l’enchaînement de stations qu’elle connaît par cœur. Son débit de plus en plus rapide oblige son amie à la faire répéter. Il est 22h45. Elles sortent du restaurant et rentrent chez elles. Elle a peur. Elle s’enquière de la destination d’Anaïs, lui propose de passer chez elle boire quelque chose.
Elle a peur de ne pas pouvoir rentrer, de perdre son chemin, de se perdre. Elle toussote pour dégager ses bronches, reprendre son souffle. La foule du métro est trompeuse, c’est la nuit. Dehors, c’est nuit.
Elle s’oblige à penser à ce qu’elle est : une jeune femme active, indépendante, ambitieuse qui mène les projets et les amants où ça lui chante. Elle fixe mentalement son attention, comme elle a appris à le faire au dojo. Elle se concentre sur une photo d’elle, épanouie et confiante, sur le quai de la gare de Bombay, refoule toutes les autres images. Une vie pleine de surprises, de découvertes, de désirs. Tout bouge constamment autour d’elle comme elle le rêvait enfant. Les obstacles sur son chemin, elle les balaye d’un revers de main. Atterrir après 18h de vol dans une ville totalement étrangère ne l’effraye pas.
Elle a juste peur de ne pas pouvoir rentrer chez elle. Cette fois-ci, elle pourrait effectivement ne pas retrouver son chemin, il faut bien que le pire finisse par arriver.
Sa terreur est absurde bien sûr. Elle connaît Paris comme sa poche et réside à la même adresse depuis qu’encore étudiante elle a perçu son premier salaire. 8, avenue Simon Bolivar.
C’est pour ce soir. Elle ne va pas y arriver.
Non. Surtout ne pas se dire ça, ne pas penser ça. Les mots sorciers font apparaître les choses qu’ils nomment.

Anaïs pourrait passer, elle aimerait lui prêter ce livre qu’elle lui a recommandé. Mais Anaïs est fatiguée, remet à une autre fois. Anaïs ne sait pas. Si elle savait, par amitié elle la raccompagnerait jusque chez elle sans rechigner, elle aurait même à cœur de vanter les mérites d’une petite marche avant le coucher. Mais Anaïs ne sait pas. Personne ne sait.
La peur grandit dans ses poumons, glacée et gélatineuse, pareille à une pieuvre, déroule ses tentacules dans la trachée, les artères, saisit d’autorité les organes à sa portée.
Elle avait très chaud tout à l’heure maintenant elle grelotte.
Anaïs descend à Réaumur-Sébastopol. Anaïs est si sereine, si sûre d’elle. Anaïs ne craint jamais de ne pas savoir rentrer chez elle.
La peur-pieuvre est dotée d’une volonté propre qui se superpose à la sienne. Elle est douée de parole, elle n’a rien d’une chimère ou d’un organisme primitif. Où vas-tu ? clapote-t-elle. Tu descends à Réaumur toi aussi !
Bien sûr que non. C’est République. République. République. Descendre à République et changer de ligne, direction Porte des Lilas, station Pyrénées. La nuit dehors dedans menace. À Pyrénées, si elle arrive jusque-là, elle lui tombera dessus, la nuit, excitée par la peur qui la lui aura désignée comme proie. Gobe-la. Gobe cette femme.
Elle ne va pas y arriver. Pourquoi est-ce de pire en pire ? Comment cela a-t-il commencé ? Elle essaye d’engager la conversation avec un homme assis sur un strapontin ; il lit Russel Banks. C’est un auteur intéressant, ils pourraient en discuter autour d’un verre 8 avenue Bolivar. L’homme assis sur le strapontin n’est pas d’humeur, pas dispos. Elle descend ici. Non. Où est-elle ? Toutes les stations se ressemblent, leurs sièges en plastique, leurs revêtements muraux de faïence blanche, leurs panneaux publicitaires. Si, elle est arrivée à République. Elle descend. D’un pas énergique. Elle va mieux. Elle ricane, se sermonne. Ça n'a ni queue ni tête, une panique pareille !
Peur de se tromper de réalité, de ne pas avoir de chez soi, de ne pas être soi, de ne pas exister, de vivre un mensonge.
Elle sort sur la place. Elle va rentrer à pied. Depuis quand est-elle sujette à ces petites attaques phobiques ? La nuit est moins noire que prévu. Violacée et pailletée d’ocelles, zébrée de trajectoires rapides. La peur-pieuvre s’est rétractée, un risible caillot sous les côtes. Elle marche. Elle avance vite. L’air lui fait du bien.
Mais bientôt, elle ne reconnaît rien. Elle n’est pas avenue Simon Bolivar. Elle est essoufflée. Peut-être court-elle. Son manteau est déchiré. Ses mains gluantes de sueur, elles sont toute rouges. Elle les essuie sur son pantalon. Si le carrefour s’arrête de tourner autour d’elle, les rues vont reprendre leur visage et elle saura laquelle prendre. Elle est tout près.
Puis, il y a ce bruit bizarre comme une corne de brume, et une mêlée dont elle est le centre.
C’est le dernier souvenir qu’elle garde. Quelque chose de touffu, une multitude de regards.
Elle s’inquiète de la corne de brume auprès du médecin de garde, des infirmières. La douleur dans l’épaule est vive mais elle peut bouger le bras. Ce ne sera pas grand-chose finalement et la corne de brume, ce devait être la sirène de l’ambulance. La mémoire va lui revenir peu à peu, explicite, irréfutable. Après un choc, une petite confusion n’a rien d’alarmant.
Se faire renverser juste devant chez soi, a-t-on idée ? Oui ! A-t-on idée !?
Elle tend un carton où est écrit 8, avenue Simon Bolivar. Serait-il possible d’obtenir un bon de transport pour qu’une ambulance ou un taxi la ramène chez elle ?
Elle peut marcher bien sûr, ou prendre seule les transports, mais peut-être serait-il plus prudent… à cause du choc… puisqu’ils ne la gardent pas à l’hôpital…

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