vendredi 15 octobre 2010

La chambre aux armoires, Les Amnésiens (2)

     Elle est assise au centre d'un grand canapé de velours dans une pièce immense tapissée d'armoires lourdes et verrouillées. Elles forment malgré leur diversité un front uni et serré comme des sentinelles robustes au coude à coude. Leur alignement compose une haie compacte qui masque les fenêtres qu'on devine, par endroit, aux rais de lumière ténus qui filtrent entre elles.
     Quoiqu'elles soient toutes de bois ouvragé, chacune se distingue des autres par son aspect, sa taille et sa forme. Certaines, étroites et élancées, touchent le plafond pourtant haut, d'autres plus trapues n'en sont pas moins imposantes et sombres. Quelques-unes sont flanquées de serrures énormes auxquelles ne peut s'adapter aucune clef tenant dans la main d'un homme ; la plupart, en revanche, en semblent dépourvues et les yeux s'épuisent à chercher un orifice qui puisse en faire office au sein des entrelacs sculptés de décors floraux exubérants et de faces de gargouilles émergeant des larges battants.
     Hormis le canapé et les armoires, la pièce est vide. On imagine qu'elle résonne comme une caverne concave et humide, pourtant, comme aucun son ne survient, pas même le craquement du bois que le temps travaille, le silence y est complet et fait croire à une surdité soudaine. La seule véritable source de lumière provient de l'unique zone que le front des armoires n'a pas conquise : une porte ouverte donnant probablement sur l'extérieur mais par laquelle on ne voit rien tant la clarté qui y brûle aveugle. Malgré son intensité cette lumière peine à se diffuser à l'intérieur de la pièce et n'en altère l'obscurité que pour en faire naître des ombres.
     Une épaisse couverture de laine recouvre Sylvie. Elle n'enveloppe pas seulement ses jambes mais tout son corps et monte jusqu'aux épaules, peut-être plus haut. Des fils bouclés s'en échappent, effleurent ses lèvres et pénètrent dans ses narines. Ce chatouillement d'insectes, seul, trouble sa quiétude. Elle secoue la tête et repousse à coups de menton la couverture pour y échapper mais ne songe pas à la rabattre de ses mains qui pourtant émergent librement et gisent à ses côtés, posées sur le velours comme des gants.
     Une pensée la fait brusquement tressaillir et la tire de sa torpeur bienheureuse. Elle doit prendre un train à 17 h 09 précises. L'heure approche et elle n'est pas prête. Il lui faut rassembler hâtivement ses affaires dispersées sur le canapé. Une bonne demi-heure au moins est nécessaire pour arriver jusqu'à la gare. Tout en conservant la même position, elle commence à remplir un sac d'effets divers qu'elle débusque sous des coussins ou des amoncellements d'objets hétérogènes. Le temps presse mais il manque toujours quelque chose qui remet son départ et, de plus en plus, risque de le compromettre. Elle ne doit pas rater ce train mais ne peut partir sans ce quelque chose d'indéterminé qu'elle ne trouve pas. Elle tourne la tête en tous sens et scrute la pièce vide qui ne lui livre aucun indice intelligible. Elle aperçoit de part et d'autre, contre les accoudoirs du canapé un fouillis qu'elle ne peut atteindre même en inclinant le buste et en étirant les bras.
     Se lever devient impératif. Alors que toutes ses cellules nerveuses travaillent à faire exécuter les gestes nécessaires à cet acte réflexe, elle demeure immobile, rivée au canapé comme si sa chair avait été cousue au velours qui le revêt. Ses jambes ne répondent pas. Un mouvement infime fait frémir la couverture au niveau des genoux. Cette oscillation ridicule émet un bref clapotis.
     Avec une stupéfaction qui la préserve encore de la panique, elle mobilise toutes ses fonctions neuromusculaires et se concentre pour actionner les mécanismes de la station debout. De petits tremblements confus agitent la couverture avec des bruits de pataugeoire, de succions, de bulles d'air. Elle s'affole, pousse vers le bas du corps et s'essouffle sans résultat. Des nerfs ont dû être sectionnés - comment ? quand ? alors qu'elle reposait enveloppée de tiédeur amniotique ? Elle interroge du regard les armoires qui la cernent pesamment, en remarque au passage quelques-unes auxquelles elle n'avait pas prêté attention, constate que jamais elle n'a marché jusqu'à aucune d'entre elles. Est-ce cela, n'a-t-elle tout simplement jamais appris à se lever ? Est-ce cela : des gestes dont l'acquisition jusqu'ici inutile aurait été omise ?
     Elle agite frénétiquement les jambes comme dans un seau de vase. Elle ne prend appui sur rien. Elle n'a plus de pieds ni de chevilles. Ses membres inférieurs sont la boue elle-même dont elle les croyait prisonniers. Elle pourrit. La liquéfaction grimpe le long des jambes, gagne les tibias qu'elle dissout, fait fondre les genoux que Sylvie sent résister en grumeaux impuissants. Le temps passe, le train va partir, son bagage n'est pas terminé et elle n'est pas prête. La haie d'armoires semble se rapprocher, l'enserre, démesurément lourde et verrouillée. Sylvie frappe des mains sur le canapé, empoigne et jette des volées de vêtements qui dans leur chute lui soufflent une haleine moisie. Où est cet objet, si essentiel - mais quel objet ? son billet de train ? quelque chose d'indispensable à sa survie ailleurs ? - sans lequel elle ne peut boucler son sac pour le départ. Le temps passe, elle n'est pas prête. Les ombres déclinent et se confondent, et ce doit être l'hiver pour que si tôt la nuit approche.
     Soudain, son père se dresse devant elle. Sa maigre silhouette se détache de la pénombre à la manière d'un personnage de carton mais avec un effet de réalité tel qu'il ne laisse aucune équivoque sur son existence. À quelques mètres du canapé où sa débâcle s'accélère, d'où le train va être manqué, il se tient immobile. Il lui sourit d'un air énigmatique et navré. Puis disparaît.

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