mercredi 8 décembre 2010

Théorème de Pythagore et autres mystères

Robin a mis la chaîne des clips qu’il regarde, affalé sur le canapé, en proie à cette incommensurable fatigue qui terrasse les adolescents en pleine croissance. Pour se reconstituer, il fait un sort au paquet de chips maintenu sur ses genoux. Il n’a pas de devoirs. Gaspard essaye d’adopter la même attitude délibérément négligée. Plus petit, il n’arrive pas à caler ses baskets poussiéreuses sur la table basse mais lui non plus n’a pas de devoirs. Il faudrait que je vérifie. Il faudrait que je sévisse. Les enfants d’aujourd’hui n’ont-ils vraiment rien à faire après l’école ? Le théorème de Pythagore se forme-t-il spontanément dans leur esprit ?
Le scenario est bien rôdé. Offensé par mes soupçons, Robin me montrera son cahier de textes où il est écrit : voir la leçon. Et il l’aura vue. C’est-à-dire qu’il aura ouvert son cahier et parcouru la page. Il est demandé de voir pas d’apprendre par cœur ! Pour la forme, il rouvrira le cahier en question en continuant à regarder les clips, un peu plus avachi encore, trop fatigué pour pouvoir même battre la mesure. Ainsi mon autorité semblera respectée et il aura la paix. Je suis faible. Je ne pense qu’à être aimé de mes enfants, le devoir éducatif m’échappe totalement.

Gaspard continuera à soutenir qu’il n’a aucun exercice ce soir. Là, j’aurai peut-être un petit coup de sang. Je lui demanderai à brûle-pourpoint « 8 fois 7 » et réussirai à lui démontrer qu’une petite révision s’impose. Moins frondeur que son aîné, il se mettra au travail en râlant à la table de la cuisine. Dans cette même cuisine où je souffrais enfant sur les accords en genre et en nombre.

Je n’étais pas bon élève. Mes résultats scolaires ont toujours été dans le meilleur des cas très médiocres. Je suis entré tôt en apprentissage puis en atelier. Je quittai l’école sans regret. J’y avais connu l’ennui et l’humiliation. Rien ne venait compenser les bulletins consternants et le supplice des interrogations, devant toute la classe face au tableau désespérément noir. Mes professeurs, sans s’acharner sur moi, se détournaient rapidement de mon cas et ne manifestaient pas le désir de me défendre au conseil de classe, contrairement à ce qu’ils faisaient pour d’autres plus nuls que moi mais qui avaient su susciter leur affection. Je restai durant toutes ces années dépourvu d’intérêt et de charme.
Je n’étais pas plus apprécié de mes camarades. Je ne garde pas de souvenirs très nets d’une souffrance associée à cet état, sauf un engourdissement désagréable, la sensation cotonneuse et irréelle de l’isolement. Dans la cour de récréation, j’attendais souvent seul, assis sur un banc, la reprise des cours. Je ne cherchais ni la compagnie ni la bagarre. Je n’avais pas l’allant des enfants de mon âge et préférais la lecture de bandes dessinées aux jeux de plein air.
Tous les soirs après l’école, ma mère m’obligeait à un rabâchage inefficace à la table de la cuisine. Elle aurait voulu me préparer un destin meilleur que le sien. Pourquoi n’obtenais-je pas comme Philippe les félicitations du corps enseignant ? Mon frère avait ouvert la voie de l’excellence, j’aurais dû m’y engouffrer sans effort. Qu’est-ce qui n’allait pas chez moi ? Je lisais et relisais ma leçon sans rien y comprendre. Ma mère, épuisée par sa journée de travail et mortifiée par mes perpétuelles défaillances, haussait le ton. J’étais sincèrement désolé pour elle ; j’aurais aimé lui faire plaisir. Plus encore, j’aurais voulu satisfaire mon père. Son regard, de tout le poids de son absence, pesait sur ma nuque pliée vers le cahier. Lorsqu’il rentrait, la sanction tombait. S’il relayait ma mère aux devoirs, j’étais à la torture.
Pour mon malheur rien ne venait compenser mes notes pitoyables. Il était difficile de contenter mon père, et sa progéniture, moi en premier chef, l’agaçait. Affublé d’un physique sans grâce ni promesses d’épanouissement, je n’honorais pas mes géniteurs et aggravais mon cas par une attitude exagérément timorée. J’avais toujours peur, toujours froid. Par ignorance ou désir de me rendre aimable, je me pliais aux opinions d’autrui jusqu’aux plus intenables contradictions. Mon excessive maladresse finissait par exaspérer les plus patients. Je n’osais regarder personne en face, j’étais fuyant. Je prenais – je le voyais à l’énervement de mes professeurs et de mon père – un air stupide dès qu’on s’adressait à moi. Toutes les familles génèrent leur idiot. Et l’idiot, c’était moi. En dépit de mes efforts, je ne suis jamais parvenu à me corriger. Rebuffades et taloches demeuraient également inefficaces. Comme une insulte aux idéaux paternels, je n’avais aucun goût ni talent pour les activités physiques et sports d’équipe que je m’étais mis à pratiquer avec un certain acharnement pour lui plaire. Peine perdue !
À cause de moi, mon père était de mauvaise humeur. Je voyais ses mâchoires se serrer. Sais-tu au moins lire ? grondait-il en me menaçant de son journal. Et je devais abandonner le calvaire de l’arithmétique pour celui de la lecture debout face à lui. Je bégayais. Je butais sur les mots. La panique accroissait mes difficultés de lecteur débutant. Il envoyait finalement un coup de pied dans le journal manquant de peu ma joue. Je devais alors me précipiter pour en acheter un neuf. Souvent bien sûr, ce dernier se trouvait abîmé par la pluie ou je me trompais dans la monnaie à récupérer. Je n’étais bon à rien. Je me remettais à mes exercices, la tête bourdonnante. Les phrases du livre restaient vides de sens. Le mot idiot s’inscrivait sur mon front et la ceinture me cuisait les fesses. En me couchant, je n’avais toujours rien compris au participe passé.

Entre la sévérité de mon père et le laxisme dont je fais preuve, il doit bien y avoir ce qu’on appelle un juste milieu. Ce point d’équilibre demeure un mystère.
Si j’essaye d’élever la voix, je deviens ridicule. Si je les prive de télé, ils jouent à la Nintendo. Si j’adopte un ton ferme, ils me répondent avec une fermeté plus grande.
Ils sont sûrs d’eux, pas moi.

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