dimanche 13 février 2011

Décapiter les rouges-gorges

Parmi ces choses qui, à la manière de madeleines empoisonnées, fouaillent les blessures anciennes : les rouges-gorges.

Son fils est à cet âge où l'on s'émerveille encore de toutes les créatures vivantes. Il aperçoit le rouge-gorge qui sautille sur les tuiles du toit. Le petit oiseau rebondit sur le ressort de ses pattes malingres que l'on pourrait, comme des brindilles, rompre d'un coup d'ongle ; il porte en sautoir son petit cœur dénudé. L'enfant voit cette vie vulnérable et sourit.

Au même instant, elle lance de toutes ses forces sur le rouge-gorge, à travers la fenêtre ouverte, un couteau à viande posé sur la table de leur déjeuner. L'oiseau s'envole, le couteau heurte les tuiles et dégringole avec un bruit de ferraille. L'enfant pousse un cri.

Et puis, arrête de pleurnicher! le menace-t-elle, se retenant de lui coller une gifle pour le libérer de son insoutenable innocence. Il ne sait rien, le pauvre, de la perfidie des rouges-gorges. Il ne peut imaginer qu'il était une fois...

Il y a neuf ans, bien avant de rencontrer son compagnon actuel, de former le projet saugrenu de l'épouser et de concevoir un enfant, un rouge-gorge a fait basculer sa vie.

Son sac de voyage était prêt depuis le matin. Elle, depuis bien plus longtemps encore. Malgré ses efforts pour ne pas verser dans l'hystérique impatience des midinettes, elle était arrivée très en avance à l'aéroport.
La porte d'embarquement n'était pas encore annoncée, l'enregistrement des bagages à peine ouvert. Elle avait trompé l'attente par des lectures insipides et des boissons consommées sans soif, reprochant à N., comme une impardonnable faute, de ne pas être lui aussi en avance.
Puis, on avait affiché le numéro de la porte d'embarquement, le vol pour Kyoto avait disparu du panneau des départs et l'avion s'était élancé vers l'éther, sans elle.

Avait suivi, sans distinction de jour et de nuit, un pénible chapelet d'heures de larmes, de désespoir, de colère contre lui, puis contre elle-même car enfin n'était-ce pas là le destin annoncé des maîtresses clandestines.
Cette phrase à deux propositions : "Partons ensemble, mon amour... mais, quel malheur, mon amour, que nous ne puissions pas partir ensemble."

Elle avait la jeunesse et la fierté. Elle ne laisserait pas son Amour la piétiner. Elle avait décidé de rompre, pour de bon cette fois-ci, et trouvé la force de le lui faire savoir au matin du cinquième jour. Elle avait composé le numéro jusque-là interdit.
Un homme, le nouveau locataire, avait décroché. Il lui avait appris que N. était effectivement parti s'installer au Japon mais aussi qu'il n'était pas marié... À l'instant de cette révélation, un rouge-gorge était venu picorer sur son balcon, agitant sa petite tête vide posée sur les battements visibles de son cœur de plumes écarlates.

Elle se résolut à oublier. Mais elle manquait d'imagination pour s'inventer une autre vie et l'oubli s'avéra impossible.
Elle enrageait de ne pas jouir de ce bonheur auquel elle pensait avoir droit, comme si la vie avait été un contrat.
Elle se prit à rêver de vengeance. En secret, elle caressait cette violence inouïe. Elle la couvait, l'alimentait à la source de son cœur, l'armait des mille tragédies et contrariétés de la vie. Patience, patience. Ce projet ne lui semblait ni vain ni ridicule, elle voyait autour d'elle tant de personnes se donner à des ambitions dérisoires.

Elle rencontra son futur mari, un an après le départ de N. Au début, il la considérait un peu comme une pauvre fille, bien loin de l'archange fatal qu'elle croyait être. Elle réalisa qu'elle ne mettrait jamais sa vengeance à exécution. Elle abandonna d'un coup son projet, cessa de traquer N. sur Internet, se maria et tout ce qui s'ensuivit.

Peu de temps après la naissance de l'enfant, N. rentra en France. Elle le croisa dans un restaurant, par hasard et sans émotion particulière. Ce n'était plus après lui qu'elle soupirait. Il ne restait de l'Amour, désaffecté et désincarné, que le stigmate d'un effondrement.

De cette partie d'elle en ruines se lève parfois un vent de tristesse et d'amertume. Vent mauvais, vent qui agace les sens et brouille l'esprit, vent qui rend fou, vent fou furieux.
Alors, elle hurle sur son fils, elle trompe son mari ou humilie quiconque se trouve à sa portée.

Et rien ne pourra jamais l'empêcher de décapiter les rouges-gorges.

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