mercredi 23 février 2011

La vie est une paroi verticale

Les journaux relatent d'atroces découvertes : des corps d'enfants enveloppés dans des sacs-poubelles sont jetés dans les fleuves, des corps d'enfants démembrés sont retrouvés épars dans les forêts sous le pourrissement des feuilles, des corps d'enfants suppliciés sont laissés à la pénombre des sous-sols.

L'appartement des parents donne sur un jardin public derrière lequel, ceinte d'un haut mur de briques, hurle la cour de l'école maternelle. Le jour qui se lève rebondit dans la cour de récréation et se blesse contre la vitre de leur chambre.

Tous les matins, la petite fille n'appelle pas. Tous les matins, il faut à Bianca endurer le corps de Fabrice en l'absence du corps de leur enfant.

Il le sait. Pour lui aussi, c'est difficile. Il se lève rapidement et du couloir, lui rappelle : Bianca, tu n'oublieras pas de téléphoner à l'électricien !

On entend des choses inimaginables : on brûle des bébés avec des cigarettes, on sculpte au canif des mots orduriers sur leur poitrine, on dessine sur leur corps toute une géographie de la souffrance.

Il faut garder espoir. Le visage de leur petite fille sourit dans les halls de gare près des guichets, sur les portes vitrées des supermarchés. De petites affiches. Format A4. Avec sa frimousse délicieuse. Son prénom Alice. Disparue le 6 janvier 2010. Bianca, tu n'oublieras pas l'électricien, répète-t-il. Ils espèrent la sonnerie du téléphone, un miracle ou même un cadavre au fond d'un puits. Quelque chose, n'importe quoi, qui puisse les arracher au bégaiement de leur douleur. Tu n'oublieras pas de fermer la portière avant d'aller acheter le pain... Tu n'oublieras pas l'enfant endormie dans la voiture...

De l'appartement, Fabrice et Bianca ont fait disparaître toute trace de leur fille. Seule sa chambre est demeurée intacte. Interdite et intacte. Ils y entrent en secret, seuls. L'insupportable ne se partage pas. Il ne se divise pas comme une pile de livres trop lourde, il semble au contraire se multiplier par deux et ils peuvent seulement le vivre côte à côte : la chambre intacte et vide.

De temps en temps, la sonnerie du téléphone retentit. C'est un ami, un collègue. C'est tout. Ce n'est rien. La vie continue.

Ils reçoivent encore dans le grand salon de l'appartement pour obéir à cette injonction. Le réseau des amitiés s'est appauvri. Autour d'eux, les conversations s'effilochent puis s'interrompent. On est pressés d'en finir, encombrés par le rhume du dernier, les résultats scolaires de l'aîné.

Un soir, la nouvelle maîtresse de l'un de leurs amis s'est trompée de porte en cherchant les toilettes, est entrée dans la chambre interdite et intacte d'Alice. Elle a reparu au salon, claironnante : C'est merveilleux, vous attendez un bébé! Fabrice lui a expliqué en deux mots, presque en s'excusant. La jeune femme a fondu en larmes et il a fallu la consoler. Mais d'ordinaire aucun incident ne trouble ces soirées plutôt gaies. Ils parlent du monde, d'art et de politique.

Au détour d'une phrase survient l'oubli. Plus tard, ils ressentent cet effroi coupable qui suit chaque pensée qui ne va pas vers l'enfant, qui équivaut à presser sur son visage bien-aimé un oreiller.

Après le départ des convives, de nouveau seuls, invariablement la mémoire leur revient. L'un d'eux dit Nous avons passé une bonne soirée. Et leur histoire se referme sur eux. Ils débarrassent la table. Paraissent hésiter un moment puis redoublent d'activité. Ils lavent, rangent, aèrent, expient à grands mouvements de torchon. Il descend la poubelle et pense au passage à vider celle de la salle de bains. Elle remplit de restes une boîte Tupperware. Ils n'oublient pas de suspendre dans l'entrée la veste à déposer au pressing ni d'inscrire sur la liste des courses le sucre en morceaux qui a manqué tout à l'heure pour le café. Aucun drame n'atteint l'immuable ordre des choses anodines.

Il faut abandonner tout espoir. Demain, on retirera les affichettes.

Il ferme un à un les volets, elle éteint les lumières. C'est toujours lui qui ferme les volets, toujours elle qui éteint les lumières.

Ils ne négligent aucun détail. Ils s'accrochent à ces aspérités. Leur vie est une paroi verticale.

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