mercredi 14 septembre 2011

Mon atelier

Ce n’est pas ça !
De toute façon, je ne voulais pas y aller.
J’ai, malheureusement, épuisé toutes les excuses qui m’auraient permis de ne pas me rendre à l’atelier.
Ce matin, au réveil, j’ai éprouvé comme hier, comme avant-hier, l’irrépressible besoin de me rendormir, d’être fiévreux ou surbooké, d’être encore chirurgien dentiste.
J’ai reculé le plus longtemps possible le moment d’ouvrir les volets. Juliette aime que ce soit moi qui ouvre les volets de notre chambre ; elle fait une compagne si peu exigeante que je ne peux pas lui refuser ça. Mais quelle épreuve ! Quelle épreuve ! Les volets s’ouvrent directement sur l’atelier !
Et le ridicule de mon tourment ne me fait même plus rire.
J’ouvre les volets.
Pourrais-je au moins opposer à ma Juliette cet exploit chevaleresque, réitéré bravement tous les jours, lorsque, lasse, elle me reprochera de ne penser qu’à moi ?
Ce n’est pas ça.
J’ai rêvé de cet atelier si longtemps que les ans ne font pas une mesure juste de l’intensité et de la constance de cette attente. Avant l’atelier, j’ai peint dans les lieux les plus inappropriés et incommodes, dans les conditions les plus contraires et abracadabrantes.

J’ai peint en quantité – et en qualité souvent - sans jamais avoir à me poser la question de l’inspiration.
L’inspiration n’interroge que celui qui n’en a pas ou plus. Il en va ainsi de toutes les choses immanentes, qui sont et ne se justifient pas, ainsi le bonheur, l’enfance.
C’est l’heure où, à la déjà fin de matinée, au printemps, la verrière diffracte les rayons du soleil sur ma nuque. J’ai attrapé dans cet atelier une flopée d’insolations. Personne ne me croit.
Pourtant des épingles clignotent bien devant mes yeux, sueurs et vertiges m’indisposent et les tremblements de ma main m’obligent à abandonner le chevalet pour le sofa, le désordre des encres et des gouaches pour un embouteillage médicamenteux. L’atelier me rend malade.
Cela vient sans doute de l’atelier.
Ce n’est pas ça.
Pas ce rouge, pas si invasif. Cette couleur-là qui m’anéantit ce matin, ce rouge-là, dégorge, il contamine tout et finit par s’avaler lui-même. Pas ce rouge-là, pas comme ça. Tant de travail, d’obstination, d’énergie pour arriver à ce ratage. La lumière colle à ma toile comme un poulpe mort.
Ce n’est pas ça.
A mes côtés, à juste distance pour une saisie instantanée : palette et pinceau. Non de peur de rater l’instant de l’inspiration, l’inspiration est une chose si impérieuse qu’à moins de se trouver sous l’emprise d’opiacés je ne vois pas comment on peut la rater.
Non, à bonne distance pour faire bonne figure. Au moindre froissement d’herbe dans la cour, couinement de portillon, claquement de talon sur les marches, j’attrape palette et pinceau.
Mon entourage a eu du mal à accepter que je peigne, encore faut-il que je peigne !
Si les outils de l’artiste bernent le visiteur, ils ne suffisent pas à justifier aux yeux du peintre son oisiveté. Est-ce paresse ? Comment appeler cette vacuité qu’aucune activité ne comble : ennui, impuissance, angoisse... Les heures s’accumulent totalement improductives où dans un état d’inquiétude confuse je m’épuise à me tenir prêt, en équilibre sur mon tabouret, posture de yogi dans laquelle je serai bientôt passé maître.
Parfois, je sors me distraire sous le prétexte pompeux de nourrir mon art ou bien je m’en vais débusquer dans les livres les édifiants témoignages des grands peintres : ce temps infiniment long où il faut laisser la peinture monter, confient-ils.
J’attends qu’elle monte. Dans cette subtile différence s’enracine mon drame : ils laissent la peinture monter et j’attends qu’elle monte.
Ce n’est pas ça et ça n’a rien à voir avec le rouge.
Tu peins quoi ? Je peins quoi ?
Le pas délicat de Juliette a glissé jusqu’à mon pinceau et ma palette tenus, que dis-je domptés, d’une main virile peinant à contenir le flot bouillonnant de ma créativité. 18 h déjà !
Je peins quoi ?
… J’ai tout arrêté il y a six ans, lorsque j’ai vendu ma première toile, un grand format de ma « période africaine » a argumenté auprès de l’acheteur mon galeriste, un homme de goût et de métier. Je me souviens que ma joie s’est désenchantée à ces mots « période africaine » ; les peintres ont des périodes, peindre se découpe en rondelles, j’ai eu le sentiment d’une escroquerie, tout au moins d’un malentendu.
La confirmation de mon état de peintre a pesé 3000 euros, en trois règlements. J’ai mis un terme à ma carrière pourtant autrement plus prometteuse de dentiste semant autour de moi une stupeur qui ne m’a gagné qu’ensuite, bien plus tard, avec l’atelier et l’enchaînement des expositions, quand l’obligation d’être ce que je suis s’est faite plus concrète, plus menaçante.
Seule Juliette m’a soutenu sincèrement. Brillante avocate d’affaires, elle a balayé d’un revers de main la question financière. Elle aimait l’art et elle m’aimait moi. Il est des mystères qu’il ne sert à rien de vouloir percer, acceptons-les, modestement.
Bref, j’ai acheté ce local dans la cour de notre immeuble, je suis peintre à plein temps, je ne suis que ça et ne peins pas.
Je range l’atelier et j’arrive !
Décidément ce n’est pas ça et j’ai envie de me rendre à ce vernissage comme d’avaler un flacon de siccatif. Encore une réunion de peintres, de galeristes, d’amateurs d’art, tout un entre-soi pour échanger bien à son aise. Peintre qui ne peint pas, le mystère du travail des autres va encore m’ébranler jusqu’aux tréfonds. Une semaine de dépression minimum. J’appréhende plus que tout le moment où, alors que j’essayerai piteusement de m’éclipser avec les derniers visiteurs, il faudra parler de notre future exposition collective, dans moins d’un mois maintenant...
Je me tairai bien sûr sur le travail en cours. Cela passera pour de l’élégance ou de la coquetterie, c’est selon.
Je n’ai rien à présenter.
J’attends le dernier moment. Tout peut arriver. On ne sait jamais avec l’inspiration.
Et peut-être, si rien n’advient, comme le cancre que j’ai été une partie de ma scolarité, pourrais-je en dernier recours cacher mon indignité derrière une maladie grave ou le décès d’un proche ?
Ce n’est pas ça et j’ai en horreur tout ce qui se trouve ici, moi compris.
Juliette attend dans la cour : « Viens comme tu es, avec de la peinture sous les ongles ! »
Seigneur tout-puissant, saint Luc l’évangéliste, patron des peintres, venez-moi en aide.
Je libère le chevalet de la toile de mon supplice, je la retourne, je la range, la cache, avec les autres. Une bonne vingtaine d’autres. Toutes inachevées. Ma « période inachevée » peut-être. Une variation sur le rouge, une réflexion sur l’art en marche. A défaut d’œuvre, un concept. Ma « période inachevée »…
Oui, c’est ça.

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