jeudi 20 octobre 2011

Deux amies ou C'est encore plus dur le matin


Peut-elle la dépanner de quelques anxiolytiques... même légers ? C'est stupide, elle n'a pas eu le temps de faire renouveler son ordonnance. La voix de Marie grelotte à l'autre bout du fil. Xanax, Seresta, Lexomil… enfin ce que tu as, si tu as, tu as ? Elle miaule et geint en émettant des reniflements secs et précipités qu’aucun encombrement nasal ne justifie. Elle arpente le salon depuis un moment déjà, enfonçant d’un talon mélodramatique ses pieds dans l'épaisse moquette changée la semaine passée sur un coup de tête, un jour de cafard encore. De sa main libre, la secourable amie arrachée à son sommeil ouvre les volets de sa chambre. L’aube anémique jette aussitôt dans la pièce une lumière morne et décourageante. Oui, bien sûr, son amie lui apportera une plaquette de quelque chose. L'anxiété dévaste Marie par bourrasques. Ce matin, il y a quatre jours et la semaine précédente encore à deux reprises. Le soupçon, plus insidieux, œuvre lui avec constance et la ronge de ses dents minuscules de perforeuse. L'objet de son tourment : Antoine. De plus en plus. Antoine, tu vois, est comme absent. Antoine est, disons, distant. Antoine est, comment dire encore, fuyant. Ils se voient moins souvent. Le soir. Elle reste seule. Le soir. De plus en plus souvent seule.


Il prétexte une surcharge de travail, le congé d'un confrère dont il hérite les patients, la fatigue qui s'accumule et des gardes à l'hôpital. Hier soir par exemple, il s'est décommandé. Une urgence, lui a-t-il expliqué sans excuses ni regrets. Seulement Marie est Marie, et Marie vérifie toujours, sa nature l'y pousse au-delà parfois de toute logique mais cette fois-ci avec raison. Sous les fenêtres de la chambre de l’amie, les feuilles des arbres s'agitent au vent et le parc entier émet un frottement lancinant d'où émerge le roucoulement imbécile des pigeons. Elle écoute Marie. Elle écoute le parc, le clairon métallique des trams, les pas des premiers passants, le jour qui cogne. Antoine ne se trouvait pas à l'hôpital, expire Marie entre deux reniflements. Il n’était pas à l’hôpital. Ah, fait son amie. Marie attend. La suite. Quelque chose d’autre. Que son amie lui taille à coup de mots une salutaire béquille. Non. Rien. Vraiment rien ? Xanax… Rendez-vous au café avant d’aller travailler. Voilà qui est mieux. Dans le bistrot en pleine effervescence matinale, Marie attaque à la cuillère un morceau de sucre dans son café tiède, à grand renfort de crissements et d'injonctions de céder. Dopée par la prise simultanée de deux cachets, elle s'acharne sur les derniers cristaux en maltraitant sa cuillère. Antoine est ainsi : résistant, pas tout à fait soluble dans le jus précieux de son amour. Car elle l'aime, ça ne peut être que ça. Oui, elle le sait, elle ne devrait pas se mettre dans des états pareils. C'est maladif. Elle est trop sensible. Suréactive. Un assemblage malheureux de molécules insatisfaites, toujours en alerte. Elle est hors de proportions, elle ne se contient pas. Par chance, il existe des chimies et des thérapies pour des gens comme elle. Son amie l'écoute patiemment ressasser ses inquiétudes - ce ressassement n'a rien d'exaspérant ou d'ennuyeux, il fait un doux ronron familier dans lequel l'amie très chère, s'installe, acquiesçant à bon escient comme on ponctue un texte, reformulant à l'occasion, donnant un nouvel éclairage, tremplin idéal sur lequel Marie vient immanquablement rebondir et puiser une énergie neuve pour continuer sa course autour du monticule que forment ses Problèmes avec Antoine. Les graviers composant ledit monticule sont un à un passés en revue, avec méthode. Soucis et tracas de l'attachement. Interminable chapelet de griefs. Son amie lui prend la main quand son regard se met à trembler à l'évocation de cette Saint-Valentin où Antoine l'avait invitée au mariage de l'un de ses confrères, en la présentant de surcroît comme une simple connaissance. Et son amie s'offusque. Et son amie, malgré elle, sourit. Pas contre Marie - point de moquerie -, mais pour elle-même. Le récit de ces vicissitudes lui offre l'occasion de se féliciter de son célibat. Elle se tient si sagement à l'écart de ces duels dérisoires, de ces tragédies de pacotille. Rien ne l’attache. Toutes les directions sont possibles. Aucune n'est choisie. Elle est légère et libre, toujours, tellement. Marie reprend la litanie de ses larmes ravalées cul sec. Son amie s'est approchée et lui caresse doucement les cheveux. L'indigence de sa vie affective lui paraît pur trésor. Mais le problème bien sûr n'est pas là. Et elles rient toutes les deux, il faut bien rire et il y a de quoi. Marie reprend le compte des avanies de son couple. Énumère, en vrac, défauts, coups bas et faux pas de l’élu. Antoine, sous son apparente jovialité, est froid et sec. Il juge futiles les preuves d'amour. Il se trompe : l'amour sans les preuves n'est rien. Une vue de l’esprit qui tourne à vide comme le pédalier d'une bicyclette qui aurait déraillée. Antoine est indécis, avec excès et systématisme. Antoine cache quelque chose... ou quelqu'un. Antoine manque d'enthousiasme. Sa gaieté, superficielle, s'éteint sur le fond morose qui est sa nature même. Il manque de spontanéité et de chaleur. Il est sexuellement convenu, pour ne pas dire limité. Il ne se décide pas, surtout, à vivre avec elle. Il ne se livre jamais, n'est présent que par épisode, et lorsqu'il l'est quelque chose de lui toujours se dérobe. Mais... Il faut dire qu'il n'est peut-être cela qu’au prisme de sa relation avec Marie. Il faut dire que Marie - et Marie le clame avec force et repentance - est impatiente et exigeante, qu'elle veut à son fantasme plier toute chose. Ne pas avoir le contrôle total la plonge dans de violents états de panique. L'opacité des êtres lui est un affront personnel. Il faut dire que pour Marie il n'existe qu'une vérité : la sienne. Qu'elle est, elle en convient, un peu dictatoriale, qu'elle est brusque aussi et qu'avec Antoine sa méthode n'est pas la bonne. Par un jeu subtil de vases communicants, ses erreurs dédouanant l'auteur des premières - qui expliquent les siennes -, elle clôt le combat rituel par une réconciliation virtuelle en l'absence de la partie adverse. Mais il est déjà 8 h 45. Il faut y allez maintenant. « Merci, merci… Bisous, chérie. » Marie se précipite tête baissée vers sa vie. Elle oublie sur la table la plaquette d’anxiolytiques. A travers la vitrine, le matin triomphe et l’on ne peut plus échapper au jour. L’agitation dans la rue est à son comble. L’amie restée là la voit et renonce. L’amie avale les trois comprimés restants. Elle se rassoit. Elle ne va pas travailler. Elle attend. Elle regarde le parc Elle attend que ça passe. Elle attend d’avoir à nouveau l’énergie de décider de quelque chose. Ou non.
 








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