mardi 11 octobre 2011

Porte 217

J’arrive.
Séance tenante, je laisse tout : déjeuner, rendez-vous, lessive, ordinateur.
J’arrive.
La mort n’attend pas. Contrairement à la vie, avec qui on peut toujours remettre à demain. La mort exige notre présence. Elle commande et tranche. J’arrive. Sans discussion ni délai. Bien que ma présence là-bas ne change rien à l’affaire.
Le trajet en train est d’une durée déconcertante, rien à voir avec le 1 h 30 calculé par les services internet du Transilien. Le trajet dure des années, dure dix secondes.
Je suis calme. Je ne crois pas être triste. Je me contente de répondre à l’appel.  
Je n’ai pas été surprise. Je savais. Non seulement en raison du caractère inéluctable de son agonie mais parce que je me suis réveillée à cinq heures du matin avec la certitude que c’était arrivé. Je n’ai rien dit plus tard à mon mari et mes enfants qui s’envolaient pour des vacances où je savais que je ne les rejoindrais pas. Dire quoi ? Que quelque message surnaturel, venu des tréfonds, de la nuit de l’âme, m’avait alertée ?

Tous ces jours derniers, la peur au ventre, j’ai emprunté le couloir de cet hôpital - le verbe traverser serait plus juste avec son amplitude, sa notion implicite d’épreuve. Je marchais d’un pas déterminé, bravache presque, droit vers cette porte 217. Je me précipitais vers ma peur. Pour en finir, même si je sais qu’on n’en finit jamais avec cette peur-là.
J’allais voir mon père d’abord puis très vite un malade et plus vite encore un mourant.
Juillet, jour sans relief, les stores baissés diffusent une lueur grise et compacte de gélatine. Dans la chambre, le silence confirme la nouvelle. Violent, irréfutable. On n’entend aucun bruit. On n’entend plus surtout la respiration qui jusque-là emplissait la pièce et tenait lieu à la fois d’espérance et de résistance, qui contenait la vie entière car déjà plus rien d’autre ne la manifestait. Le pénible glougloutement de l’oxygène s’est tu.
On n’a pas pu lui fermer les yeux, a dit l’infirmière. Ah. Et c’est ce que nous voyons tous bien sûr, les yeux ouverts sur rien. Plus tard, les employés des pompes funèbres réussiront eux à abaisser ses paupières. C’est un métier sans doute. Les yeux me happent, grand ouverts et fixes, vers le ciel pourrait-on dire, vers autre chose, plus loin. Vers le plafond que je regarde moi aussi. La barre de néon éteinte, la peinture brillante, jaune pâle, appliquée au rouleau et grêlée de petites bulles d’air comme une maladie de peau. Ce n’est évidemment pas ce qu’il faut voir, ce qu’il a vu.
Nous attendons longtemps sans un mot, sans un geste, en faisant le moins de choses vivantes possibles, pour signifier à la mort, d’une révérence, notre soumission.
Je ne sais pas à quoi ils pensent, je ne sais pas à quoi je pense. Sans exiger rien d‘extraordinaire ni de sublime, on aimerait dans ces circonstances que des idées et des gestes au moins justes et salutaires viennent. Mais rien ne vient. On est sidéré.
Je regrette que de mon instinct animal il ne me reste qu’une alerte de cinq heures du matin. Je regrette l’éducation, la culture, les livres, le papier qui fait mon ossature, l’alphabet qui me sert de cœur et ne me sert à rien. Il me semble que l’animal en moi aurait su ; tout ce qui noblement m’en distingue est à cet instant impuissant.
Je ne sais rien faire, ni vivre ni mourir.
Des scènes de livres et des images de films me reviennent en mémoire, je n’ai pas d’autre véritable référence que celles de personnages effleurant les paupières du héros défunt. Je sais qu’il existe des gestes, des paroles, des rituels, des croyances qui forment passerelle entre vie et mort, façonnent comme un berceau à la peine. Je me souviens d’avoir, comme beaucoup, tenu des discours puérils et prétentieux sur ces pratiques qualifiées d’hypocrites simagrées. Mais aujourd’hui… Où sont les pleureuses, le chœur antique, les veillées, les offrandes, nous n’avons plus qu’un silence hébété et des odeurs d’antiseptiques.
Pas de simagrées, on est tout seul comme un con.
A un moment, il faudra sortir de cette chambre. Quand ? Qu’est-ce qui nous donnera le signal ? On attend. On attend alors même qu’il n’y a justement plus rien à attendre. Le temps que cette idée-là fasse son chemin, creuse son lit, s’installe.
Par moment, l’un d’entre nous sort boire un café ou téléphoner pour régler un à un les détails de la suite. Car il y a une suite bien sûr ; on perçoit presque le choc de ces deux continents, la fin et la suite.
J’arrive. Je suis là. Dans cet instant, au cœur de ce double temps, celui qui s’arrête, celui qui poursuit sa course.
Nous refluons dans un recoin du couloir pour laisser la place aux employés des pompes funèbres qui vont se charger du corps. Cela brutalement me saute aux yeux : personne ne dit son nom ou ce qu’il était. Ils disent le corps ; nous, nous ne disons rien.  
Une fraction de seconde, j’ai comme une absence. Je ne comprends pas ce que je fais là ni où je suis, ce n’est pas mon père, je me suis trompée de réalité, de moment, de lieu. Une fraction de seconde seulement, et je me pose cette question d’enfant : il est où ?
Sur la civière le corps, les yeux ouverts sous le drap disparaît au bout du couloir.
La porte 217 reste ouverte sur rien et imprime au fer une marque en creux à la place du père.
Péniblement, nous avançons à notre tour dans le couloir en poussant devant nous, comme un chariot dans le désert, le temps qui nous reste et veut poursuivre sa course.






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