mardi 22 novembre 2011

Le Seigneur dans le tiroir

L’air est incandescent. Ils s’éventent en riant et bavardent en longeant le fleuve. Ils passent un après-midi merveilleux. Jeux de ballon avec les enfants, partie de golf entre amis… Lui, il est irascible et taciturne. Souvent absent. Dans une heure il sera disert et enjoué. Il est comme ça Jean, tellement changeant.
Maintenant, comme tous les dimanches, ils vont se retrouver chez lui. Il se racle la gorge, dit qu’il fait vraiment chaud. Dans ses poches, il serre les poings. Il a les yeux rouges, c’est peut-être la luminosité.
Elle lui prend le bras d’un geste machinal. Elle se love, babille tout contre lui. Il se raidit à son contact. Sa chair le dégoûte. Toutes les chairs d’ailleurs. Toutes, et surtout celle de sa femme. Celle de Mathilde les après-midi d’été, faussement ingénue dans le contre-jour. Mathilde un dimanche comme celui-là, exhalant une sueur sucrée sous l’ambre solaire. Écœurante de chair. Prévisible et vaine. Exaspérante Mathilde…
Il se dégage, prend une cigarette dont il rate plusieurs fois l’allumage.
-       Un peu nerveux, le surmenage, hein, Jean !?... Détend-toi, c’est dimanche !
Vincent lui octroie dans la foulée une tape dans le dos, virile et complice. Entre hommes de responsabilités, on se comprend. Il sourit faiblement. Les enfants parlementent pour former des équipes en vue d’une compétition de baby-foot. Leurs voix sont nombreuses et stridentes, un bataillon de bruits. Christian fouille sa sacoche :
-        Les photos de Thaïlande, Chérie, je les ai mises où ?
Tout le monde attend. On s’installe en cercle autour de la table de la terrasse. On papote en patientant et bientôt ça y est : un temple étouffé de verdure laisse deviner ses mystères, dans un coin deux yeux de jais, un enfant à demi dissimulé par un arbre… au premier plan bien sûr, Agnès chérie sourit.
Il profite de la pause photos-de-vacances pour s’éclipser discrètement. Leur cercle fait une tache bourdonnante et informe sur la terrasse. Il a de vieux chiffons à la place des jambes. Arrivé dans le couloir, il chancelle. En s’appuyant au mur, il parvient jusqu’à son bureau. Referme la porte capitonnée, s’y adosse.
De fines gouttelettes glacées perlent sur son front et sa nuque.
Il a les yeux pleins de sueur ou de larmes.
Toute la pièce ondoie, bleutée, aqueuse.
Il sait ce qu’il a à faire.
Il se dirige vers la commode.
Il est secoué de rapides et légers tremblements, même ses yeux, sa langue.
Il s’agrippe au dossier du fauteuil.
D’une main aveugle, cherche la clef dans la bonbonnière en porcelaine.
Se concentrer, contrôler ses gestes.
Ne rien briser.
Prendre la clef entre ses doigts fuyants, l’introduire dans la serrure.
Deux fois, trois fois, elle se dérobe.
Tourner la clef.
Ouvrir le deuxième tiroir.
Sortir les dossiers et attraper derrière, dans un recoin sombre, la bouteille.
Il la tient.
C’est bien.
Un verre et c’est bien.
Se relever sans faillir et déboucher la bouteille.
Il la serre contre lui.
Le verre froid sur la poitrine : une lame qui fouille les nerfs.
L’odeur qui monte déjà : un supplice.
Ne pas ruer comme un fou vers l’insoutenable promesse et boire au goulot, dans la précipitation, tout renverser.
Se saisir de la tasse à café qui accompagne ses soirées laborieuses et calmement…
Il incline la bouteille mais son tremblement est trop fort.
Il s’agenouille, approche le guéridon sur lequel il pose la tasse.
Cale son bras droit juste au-dessus sur la commode et verse.
Se concentrer encore, maîtriser les mouvements de sa main et porter la tasse jusqu’à ses lèvres.
La première gorgée est toujours un duel.
L’attente plus cruelle à chaque fois.
Il coince le rebord de la tasse entre ses dents.
La lèvre supérieure brûle un peu…
Par la fenêtre, la lumière cesse de se déverser comme d’une écluse soudainement ouverte.
Un verre et c’est bien.
Les nerfs se dénouent, le contour des choses peu à peu se ressoude.
L’apaisement fait oublier l’extrême tension qui l’a précédé.
Finalement ce n’est rien.
Il n’est plus question de noyade, aucune menace de désintégration ne grignote ses cellules.
Dans la tasse, des reflets mordorés scintillent et couronnent le triomphe de son Seigneur.
C’est bien.
Bourbon, mon Seigneur, grâce te soit rendue !
Il est à nouveau rassemblé, en pleine possession de ses moyens.
Il est calme. Il boit d’un trait, se ressert un autre verre qu’il déguste puis un autre. Il entend à l’autre bout de la maison des exclamations, des rires étouffés, une cavalcade d’enfants. Dans l’obscurité du couloir, un froissement de tissus se rapproche.
-       Jean ?
-       Je suis là. J’arrive tout de suite mon amour…
Mathilde, ma femme. Pauvre Mathilde ! Tout va bien. Il pouffe. Il en avait tellement envie. Il essuie la tasse, range la bouteille. Seigneur dans son tabernacle. Remet un peu d’ordre dans ses cheveux, réajuste sa chemisette et prend une menthe forte.
-       Alors, Jean ?! Tu nous sers l’apéro ?!
Sur la terrasse, le crépuscule s’annonce par une lumière moins blessante. La moiteur se fait plus fraîche, moins poisseuse. Il fait le service. Spirituel et volubile. Il plaisante, conte quelques piquantes anecdotes, lance des œillades. « Sacré Jean ! ».
Installé sur un transat face au jardin qui descend vers le fleuve, il sourit. Elle s’installe sur l’accoudoir et pose sa main sur la sienne. Il la laisse faire. On insiste pour qu’il prenne aussi un verre pour trinquer à ce bel après-midi d’été.
-       Allez Jean… ça ne peut pas faire de mal !
Il finit par céder et se sert un doigt de scotch, très léger, noyé dans le soda et les glaçons.
Sa sobriété a toujours un peu agacé ses amis.




1 commentaire:

Jean PIERREGE a dit…

Ambiance très bien décrite ! Bonne écriture ! Vraiment !...