mercredi 21 décembre 2011

Maman a ses nerfs

Accroupie devant la panière qui déborde, elle fait le tri dans le linge sale. Le sien, celui de son mari, des petits, Arthur et Marthe, et celui de Félix, l’aîné, quinze ans.
Elle rassemble le linge sale de l’ado et le remonte dans sa chambre. Allongé sur son lit, il tchate en mangeant des chips. Elle lâche sur la moquette, au milieu de la pièce, le paquet de caleçons et de tee-shirts.
« Tu la veux ta vie ?! Surtout pas que je m’en mêle, ni même que je m’y intéresse... Ok. Ne me demande plus rien, Félix. Voilà ton linge, ça ne me regarde plus. C’est ta vie ! »
Son mari arrive à l’instant, la regarde descendre en faisant claquer toute sa colère dans l’escalier avec ses chaussons (c’est pas facile avec des chaussons) et en donnant des coups de poing dans le mur, comme une folle, oui comme une folle. Regrettant d’être rentré un peu plus tôt que d’habitude, il lui lance le regard spécial « qu’est-ce qui se passe encore ? »
Elle n’en peut plus du comportement de l’ado, de son égoïsme, de sa mauvaise foi, de son arrogance, de ses mensonges, de son agressivité, de la façon dont il la méprise, dont il la maltraite, oui, parfaitement, la maltraite.
Mais ce n’est rien. C’est comme ça. C’est l’âge. Ça passera.
Vraiment ? C’est l’âge ? Quinze ans autorise ça, et exige qu’elle essaye de tenir son rôle et vaque dans la maison comme dans un champ de mines.
Elle exagère, elle prend tout tellement à cœur, toujours sur le registre de l’émotion. C’est juste un ado… Pas la peine de se mettre dans des états pareils.
« Juste un ado… » C’est facile, résumer ça à une formule, ce n’est pas lui le mari qui se prend l’ado de plein fouet, tous les jours.
Ah, non ! Ne changeons pas de sujet et quand bien même, est-ce une raison pour perdre le contrôle ? Elle est la mère, faut-il le rappeler, et c’est absolument stupide et disproportionné cette histoire de linge sale, elle réagit comme une gamine qu’on aurait vexée. Si c’est comme ça qu’elle espère obtenir un résultat, en refusant de laver ses chaussettes ?...
Là, rendue à ce point-là, il n’y a plus de mots. Elle a perdu l’usage de la parole et tenter d’expliquer que bien sûr le problème ce n’est pas le linge sale, que c’est bien sûr un peu plus grave et complexe que ça, ne servirait à rien. De toute façon, là, rendue à ce point-là,  elle veut juste qu’on lui foute la paix : «  Arrêtez de me faire chier ! Tous !»
Elle part en claquant la porte. Il fait froid, il pleut, elle n’a pas de parapluie et elle a oublié ses cigarettes. Elle marche dans les rues, elle fonce, fonce vers la station de métro. Pour faire quoi, pour aller où ?
Il fait froid, il pleut et il faut d’abord qu’elle rachète des cigarettes. Et boive un verre peut-être. Mais on ne peut même plus boire un verre en fumant une cigarette.
Il fait nuit, il fait froid. Marcher c’est ce qu’elle a de mieux à faire. Dans la nuit, dans les flaques, droit devant.
Combien de fois est-elle déjà partie en claquant la porte ? Pour faire quoi, aller où ? Revenir deux heures plus tard.
« Maman est sortie se calmer. »
Voilà la conclusion de l’opération : plein feu sur la facilité qu’elle aurait à péter les plombs.
Planqué quelque part en coulisses, le problème se rengorge, inabordé, inabordable, intact.
Elle ne va pas rentrer dans deux heures cette fois-ci. Elle ne claque pas la porte parce qu’elle a ses nerfs, ses règles ou Dieu sait quoi d’autre. Elle ne rentre pas.  C’est décidé.
Ensuite, il faut s’organiser. Il pleut, il fait nuit et froid. Elle ne va tout de même pas en plus dépenser de l’argent pour dormir à l’hôtel à deux pas de la maison. Elle ne va pas non plus aller chez sa mère, ce serait ridicule et tout à fait inapproprié pour qui a l’intention de reprendre ses esprits.
Elle va chez sa meilleure amie, chez Myriam. Elles parlent. Leur vie, leurs espoirs, comme c’est difficile parfois. Elles rient et ouvrent une bouteille. Elle dort sur le canapé. Un soir. Puis un deuxième soir.
« Je vous emmerde !».
Le troisième, parce qu’elles ont passé l’âge des colocs et des caprices, elle remercie Myriam et pose son manteau, son sac à main, ses cigarettes chez Flore dont le mari est en déplacement. Elles parlent. Leur vie, leurs espoirs, comme c’est difficile parfois. Elles rient et fument un joint.
Et ensuite quoi ? Elle s’inquiète pour les petits qui n’y comprennent rien forcément, pour son mari qui n’a pas mérité ça et même pour l’ado, parce qu’il a bon fond l’ado et qu’il est sensible et fragile sous ses airs de dur, qu’il a besoin de sa maman, d’une maman qui ne déserte pas et tienne le cap.
Mais elle ne veut toujours pas rentrer. Elle envoie un nouveau texto à son mari, toujours le même : « Ne vous inquiétez pas.»
Elle ne va pas rentrer ce soir, pas encore.  Elle commence juste à mieux respirer.
Les trois nuits suivantes, elle se paye l’hôtel. Tant pis.  Mais quitte à se payer l’hôtel, elle se paye aussi le train et dort au Touquet, face à la mer. Il fait froid. Il pleut toujours. Elle achète un ciré. Elle marche droit devant sur la plage. Elle respire. Ça va mieux.
Elle rentre le dimanche matin avec les croissants. Arthur et Marthe lui sautent dessus, ne la lâchent pas Elle pleure et elle demande pardon. Son mari l’enlace. Même l’ado lui tombe dans les bras.  Les petits sortent les confitures et l’ado prépare le café. On bavarde, on rit. Il fait chaud.  C’est un petit déjeuner formidable. C’est bon d’être rentrée.
Le lendemain, c’est lundi, on s’est rendormi après le réveil, on est en retard, on râle, on court, la vie reprend.
A peine sorti du lycée et revenu à la maison, l’ado repart, il n’a pas de devoirs paraît-il.
Elle aimerait savoir vers quelle heure il va rentrer, il lui demande ce que ça peut lui faire et 20 euros pour le ciné.
Elle est calme. Elle regarde par la fenêtre la pluie, le froid sur la ville.
Elle allume une cigarette.



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