mercredi 11 janvier 2012

Nous sommes de grands chiens bleus


Vous noterez la fabrication artisanale de nos muselières, un tressage serré du cuir de nos propres veines. De la belle ouvrage !
Dans nos souvenirs, dans nos rêves…
Grand chien bleu sous la lune. Court. La proie si proche. Un coup de dent. Au-delà, la steppe noire et âpre de l’espérance. A perte de vue.
Enragé.
Dans nos souvenirs, dans nos rêves…
Sous nos fenêtres. Sur le trottoir. Grand chien jaune. Court après sa queue. Toujours si proche, jamais assez. C’est insensé. Jusqu’à l’épuisement.
Par nos fenêtres comme au spectacle, sous nos yeux le grand chien jaune tourne et, parfois, quand nous en avons le temps, nous pleurons.
Soyez sans crainte, ce n’est que du liquide, un peu de larmes et de bave, nous ne mordons pas.
Nos dents, derrière le tressage serré, aussi affamées et démentes que nous, nous dévorent l’intérieur.
Lundi effilochent le nerf crural, oh mais c’est affreux nous ne pouvons plus marcher, mardi étirent le caoutchouc d’un morceau d’intestin, aïe nous avons tellement mal au ventre, mercredi compriment entre deux molaires un bouquet de vaisseaux cérébraux, arrh nos têtes, des étaux, et nos pensées, toutes écrabouillées, jeudi, vendredi, samedi, furie retournée comme un gant, tout un catalogue de douleurs des plus rudimentaires aux plus sophistiquées, et dimanche…
nos cœurs expirent, ventricules mastiqués, rongés de sucs acides, remâchées en boulettes fades sous nos côtes, nos cœurs se vident, se vident, n’espèrent plus. Presque plus. Juste encore un filet. Suffisant pour commencer la semaine suivante.
Tout doux, tout doux. Brave bête. Nous la tenons follement en laisse, la rage.
Lors de l’inspection, nous avons l’air bien… bien mal en point.
Couché sur le pavé mouillé de bave, le grand chien jaune grignote à petits lambeaux précautionneux sa patte avant.
Vous sursautez… Aurions-nous geint par mégarde ? Peut-être même glapi ?
Un rêve sans doute, une vision, celle des steppes noires à perte de vue, à portée de dents, le goût âpre de l’espérance qui gicle.
Le soleil ne s’est pas levé ce matin pas plus que les matins des mois, des siècles derniers. De mémoire d’homme, c’était quand ?
Un dieu, du ciel a escamoté les astres, pour nous punir de notre bêtise ou par caprice, par maladresse, qui sait. Depuis, les jours et les nuits se succèdent pareillement crépusculaires.
Quel est ce dieu, a-t-il un nom, qu’à tout hasard nous le prions.
Les yeux fermés sur nos poings.
Cette vie-là est si lourde que nous ne pourrons pas, seuls, la porter jusqu’à sa fin.
Penchés à la fenêtre, presque tombés, échappés.
Le jour qui commence nous maintient la nuque ployée par sa poigne de bronze. Combien de lunes avons-nous gobées pour en arriver là ?
Penchés à la fenêtre, presque tombés, échappés.
Les larmes gouttent sur le trottoir, la bave goutte du tressage de nos veines, de nos poings fermés.
A force, nous pourrions noyer notre chambre, la rue, la ville, et changer le monde en océan.
Cela pourrait bien surprendre le dieu sans nom, tous les vivants et nous aussi.
Les grands chiens bleus nagent aussi vite qu’ils courent. Vous avez, comme nous, entendu cette rumeur…
Vous savez que nous sommes enragés, n’est-ce pas ?

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