lundi 26 mars 2012

Encore une pétition


Tu comprends, dit-il sans achever sa phrase.
Et il nous regarda tous l’un après l’autre pour vérifier si quelqu’un avait l’air de comprendre quelque chose.
Visiblement non.
Accablé, il leva les yeux au ciel en jurant comme un charretier.
Et en toute honnêteté, non, je ne comprenais pas ce geste d’humeur très exagéré avec lequel il avait envoyé valdinguer la pétition et la factrice.

Il ne s’agissait après tout que de soutenir les postiers, frappés par une vague de suicides comme l’avaient été quelques mois plus tôt les employés de France Télécom, et de défendre le service de la Poste, menacé non plus théoriquement mais très concrètement à deux rues d’ici par la probable fermeture du bureau local.
J’ai signé pour les baleines blanches, râla-t-il, pour la préservation des berges de l’Aronde, pour les journalistes pris en otages, les enfants exploités dans les mines d’or en Equateur, la traçabilité du bœuf… et il se prit la tête dans les mains.
A l’autre bout du bistrot, Sonia, la jeune factrice, portait à ses lèvres d’une main encore tremblante d’émotion un petit verre de blanc pendant que les clients se succédaient à sa table un stylo à main pour apposer leur signature au bas de « Sauvez la poste ».
L’un d’entre nous, ou peut-être était-ce Li-Wei la toute nouvelle et sémillante patronne du Balto, osa une réflexion sur les si nombreuses causes à défendre en ce monde… Il s’emporta, nous traita d’utopistes de comptoir, fustigea les engagements « rêêêvolutionnaires » de José qu’il arborait selon lui comme le charcutier sa guirlande de saucisses, qualifia la cellule CGT de Vincent de groupe folklorique et m’attaqua sur l’activité de médiateur pour laquelle je ne comptais pas mes heures pendant que mon fils aîné passait sa journée à fumer dans l’usine désaffectée de Clairoix - ce dont, malheureusement, j’eus plus tard la confirmation.
On se regarda tous non plus seulement interloqués mais sincèrement inquiets : il n’allait pas bien. Depuis quelque temps, il n’allait pas bien. Aigri, manquant d’entrain, triste, irritable. Et chacun de se remémorer pour soi-même, dans un silence affligé, un incident récent, un détail qui prenait là tout son sens.
J’en ai assez… conclut-il dans un souffle qui se perdit dans les vapeurs du percolateur.
Christophe ne se laissa pas démonter et tenta de recadrer le débat : tout de même les petites vieilles qui ne peuvent pas se déplacer jusqu’à Compiègne pour envoyer un colis à leurs petits-enfants … et puis, le départ de la Poste, c’est la mort des petits bourgs comme le nôtre… déjà, plus de coiffeur, plus de pharmacien…
Vu comme ça, c’est sûr, quel homme sensé et responsable ne signerait pas la pétition. Mais, trop c’était trop, il n’en démordait pas. Irréprochable il était, clama-t-il. Il avait passé sa vie à être solidaire, il ne voulait aucun mal aux postiers et il consentait à compatir à la grande détresse des personnes âgées ou des exclus des nouvelles technologies qui ne peuvent ou ne savent pas utiliser internet, mais dans le fond ce système n’était-il pas un archaïsme, le problème n’était-il pas plus large, ailleurs, et le monde ne courait-il pas à sa perte ? Sans compter que nous formions une belle bande d’hypocrites, à moins que nous ne soyons totalement masochistes. Sincèrement, qui d’entre nous était encore prêt à subir une heure d’attente pour retirer un pli, hein ? Et à quand remontait notre dernière nouvelle agréable arrivée par la poste ?... Alors ?
Pour ce qui le concernait, dans sa boîte aux lettres depuis une dizaine d’années n’arrivaient que des désagréments : factures, recommandés menaçants, publicités mensongères et lettres de refus d’employeurs potentiels.
Il accabla d'une volée de jurons la pauvre Li-Wei qui - c’est vrai, tout de même - n’avait toujours pas compris qu’on ne servait pas le pastis déjà dilué mais accompagné de sa petite carafe.
Il partit furieux en promettant de ne jamais remettre les pieds dans ce troquet miteux, ce bled pourri, ce monde de merde.
Il était malheureux sans aucun doute. Rien n’allait dans sa vie, il s’en prenait à tout le monde et sa femme avait raison, il virait vieux con.

Aucun commentaire: