mardi 13 mars 2012

Les vivants doivent vivre leur vie


Le bruit, d’abord lointain et diffus, n’est pas menaçant. Il clapote dans un bain d’inconscience. Tiède, cosmique, aveugle. Petit claquement métallique à deux tons, il se glisse dans le tramage lâche de mon rêve et s’acoquine avec le bavardage des outils de l’atelier de mon père du temps où j'aspirais à devenir comme lui inventeur de robots domestiques. Puis, impatient d’exister, il se présente nommément à l’idiot ensuqué que je suis : claquement du portillon du square que les travailleurs coupent pour écourter leur trajet vers le métro et se jeter plus vite dans la journée. Le réel est là. Nom de Dieu ! Je suis réveillé ! Avec le clic-clac clairement identifié aussitôt ma vie me tombe dessus comme la lionne affamée sur le gnou malade. Stratégie du faible, je garde les yeux fermés, retenant les larmes qui me trahiraient. Le fatras de soucis que je croyais avoir bien rangé hier soir a quitté comme un seul homme les étagères de la buanderie et m’assaille de nouveau, jouant autour de moi à rebondir sur le matelas comme sur un trampoline. Un haut-le-cœur me vient à ce gruau d’insatisfactions, de rancœurs, de conflits larvés, de guerrettes de cent ans qui font l’ordinaire chaotique de notre course à tous, et je ne parle pas bien sûr de tout ce qui échappe au langage.
Je ne bouge pas, espérant tromper ma conscience par l’immobilité de mon corps. Qu’elle passe son chemin, je suis endormi ou mort. Le clic-clac du portillon à qui on ne la fait pas s’accélère, il doit être dans les 7 h 30. Les signaux du réel se multiplient, de plus en plus invasifs : fumet écœurant de café réchauffé, éclats de voix des premiers collégiens qui se hèlent sur le chemin de l’école, haleine tiède des volets clos sur le soleil d’été, radio des voisins, revue de presse entrecoupée de jingles publicitaires, et, clairon impitoyable, mon portable sur la table de la pièce voisine qui se remet à vibrer. Mon être se tétanise comme sous l’effet d’une crampe. Non ! Non ! Et tout ce qui échappe au langage profite de ma couardise pour me passer au hachoir. Avant qu’il ne soit trop tard, ma main tel un petit soldat en déroute parvient à s’emparer du tube de somnifères.
Quelques poignées de minutes encore et, dans une immobilité de moins en moins contrainte, je dériverai à nouveau dans le grand bain cosmique et aveugle. Endormi ou mort, peu importe. La radio des voisins a été coupée. Il doit être 8 h 30. Je ne vivrai pas ma vie aujourd’hui.

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