vendredi 1 juin 2012

J'ai suivi dans la rue une femme dont le manteau m'était familier

Je me souviens avec une grande netteté des 24 heures qui ont précédé mon premier internement.
Aucune vérité embusquée, tout dans cet épisode se donne en pleine clarté.
A 3 h du matin, un mercredi, troisième jour d’une semaine au terme de laquelle se profilaient pour moi de cruciales échéances, alors que je peinais à achever un travail de traduction, je remarquai soudain l’alignement singulier des stylos… par trois. Un bref coup d’œil et je compris. Les post-it aussi et les photos de famille sur l’étagère, les rognures d’ongle dans le cendrier.
J’ai fait méticuleusement le tour de l’appartement, des placards… Ça se confirmait. Tout s’organisait par trois, par groupe de trois.
Ce prisme braqua enfin sur la réalité une lumière sans détour. Le monde, y compris l’invraisemblable fourbi de mes actes et de mes pensées, affichait enfin d’explicites contours. Ce quelque chose qui jusque là m’avait échappé, je le saisis cette nuit.
Illumination, révélation, délire, peu importe le nom dont on affuble cette expérience.
La limpidité avec laquelle les choses me sont alors apparues était à peine soutenable et ne me laissait aucune alternative.
Avec un calme qui ne m’était guère coutumier, je me suis levé de ma table de travail où j’étais revenu méditer et, sans hésitation, j’ai arraché l’ordinateur à ses branchements et l‘ai jeté par la fenêtre. Je suis descendu au rez-de-chaussée, à la boulangerie. C’est moi, ai-je annoncé à Gérard qui pétrissait avant l’ouverture. Il n’avait pas vidé la caisse de la veille, j’ai tout pris.
Je me suis rendu chez Héloïse. Je voulais lui annoncer notre rupture. J’ai frappé. Elle n’a pas répondu, probablement dormait-elle chez sa sœur à Viroflay. J’ai défoncé la porte avec l’extincteur. Elle comprendrait, je ne pouvais pas être plus clair.
Avisant un distributeur automatique, j’ai vidé mon compte puis essayé de brûler ma carte à la flamme de mon briquet avant de la précipiter dans une bouche d’égout. J’ai pissé sur les grilles du château de Versailles. Je suis entré dans un bistrot où j’ai consommé deux cafés et deux bières pour avoir à nouveau de quoi pisser et me suis soulagé sur la porte du collège du Sacré Cœur.
Cela accompli, j’ai pris un taxi pour Paris. Le conducteur finissait sa nuit et a entrepris de dresser le bilan de sa pitoyable existence. Je l’ai assuré que rien ne s’arrangerait. Il m’a regardé interloqué. Je vais vous le prouver, arrêtez-vous ! Je suis descendu du véhicule et j’ai déchiré tout le revêtement de sa banquette avec un couteau à viande que j’avais pris en partant de chez moi sachant qu’il m’était indispensable sans savoir encore à quoi.
Avant qu’il n’ait le temps de réagir, je me suis enfui. Je courrais tout droit, très vite et sans m’essouffler. Preuve que j’étais dans le vrai.
A l’instant où ma vigoureuse foulée me faisait entrer dans la ville de Sèvres, les feux tricolores se sont mis à clignoter tous les trois ensemble et j’ai failli crier. Je me suis aperçu que j’avais encore le couteau dans la main. Le sentir m’a procuré un intense apaisement. En me regardant dans le reflet d’un abribus, je me suis taillé les cheveux avec puis l’ai caché dans ma chemise. Le jour s’était levé. J’étais déterminé. La vélocité et la justesse de ma pensée me sidéraient. Je voulais toujours aller à Paris. Une colère froide et calme ne me quittait pas. Il fallait que dise enfin ma façon de penser au professeur Grégoire Soler.
Son logement était devenu un magasin de téléphonie mobile, j’ai brisé la vitrine et sur le mur j’ai écris, avec une bombe de peinture miraculeusement trouvée dans la boutique - je jure que c’est vrai -  Grégoire Soler est un salaud de planqué. J’ai jeté mes papiers d’identité dans la Seine, par-dessus un pont. Quelques bulles, une fraction de seconde ont suffi à l’eau pour anéantir cette mascarade.
J’ai suivi dans la rue une femme dont le manteau me semblait familier, rouge avec une taille haute et exagérément marquée. Elle a pris peur et s’est mise à hurler. A un passant, j’ai expliqué qu’elle était folle. Je me suis rendu vers une place où se tenait un marché. J’ai donné la liasse de billets qui me restaient à un boulanger qui m’était sympathique, autant que le sont Gérard et mon oncle, dont c’est également le métier. J’aurais dû être boulanger... Pourquoi ?! m’a-t-il interrogé. J’ai répondu que le destin n’avait pas à se justifier. Sa poignée de billets à la main, il a questionné du regard les commerçants alentour. Une petite effervescence a commencé à agiter la place et j’en ai profité pour reprendre ma route. Je marchais au milieu, juste au milieu du boulevard, des rafales de voitures sifflaient des deux côtés. Je ne risquais rien car j’avançais sur le fil tendu de la bande blanche et mon équilibre était parfait. Je me sentais aussi indestructible que quand j’avais couru quelques heures plus tôt. Un homme a voulu me forcer à regagner le trottoir. Je l’ai frappé pour qu’il me lâche et ne me fasse pas quitter la ligne blanche, droite et impérative. D’autres passants s’en sont mêlés, m’ont jeté à terre malgré mes protestations et maîtrisé.
J’ai été conduit au poste par des agents puis vers le triste paquebot échoué de l’hôpital Sainte-Anne. Je ne voulais pas communiquer mon nom, il aurait fallu que j’explique que ce n’était pas mon nom mais celui que l’on m’avait donné et je n’avais pas envie de me fouler pour ces gens-là. Je l’ai toutefois lâché comme on lâche un os, bêtement, en voyant entrer un énième homme en blouse blanche, le docteur Philippe Verdier. C’est moi, me suis-je exclamé. Cela a été mal interprété. Ils ont pensé que je me prenais pour le médecin ! Puis un aide-soignant affecté au changement des bassins, probablement plus futé que son grade, m’a adressé un clin d’œil entendu : Philippe Verdier, tu t’appelles Philippe Verdier. J’ai tenté de prévenir le médecin homonyme, lui ai conseillé de faire attention, mais ils ont pris ma mise en garde pour une menace. Je ne voulais bien sûr aucun mal au docteur Philippe Verdier. Ils ne voient pas ce qui pourtant crève les yeux. Ils m’ont camisolé et m’ont fait dormir de longues heures.
Ensuite, ils ont retrouvé mes parents que j’ai refusé de voir. Je ne voulais pas que nous soyons tous les trois. Je ne supporte pas. Ma mère et moi, ça va. Mon père et moi, ça va. C’est ensemble que les choses dérapent. Ça fait trois. C’est la formule universelle du chaos. Le trois est la pire des malédictions. Mes parents et moi. La sainte trinité, bien sûr si ça peut faire plaisir à qui vous voyez qui savent toujours mieux que les autres. En vérité, c’est plus grave que ça. Ce chiffre me harcèle de manière très concrète. Le troisième étage où je vis (que j’avais pris pour un quatrième, croyant, nigaud que je suis, que l’entresol compte dans le nombre des étages), les trois enfants que désire Héloïse, les trois pommes dauphine qui restent dans le plat, les trois battants de la fenêtre, les trois choucas en équilibre sur la ligne électrique, la chambre où l’on m’a transféré à la clinique du Trianon, située dans le troisième bâtiment et portant le numéro 27 soit 2 + 7 = 9 divisé par 3 = 3
J’ai beaucoup pris de médicaments, j’ai beaucoup dormi et beaucoup parlé. A plusieurs médecins, sauf un à qui je n’ai rien dit, il ne cessait de me narguer en reniflant par saccades de trois, et si je ne cernais plus très bien la raison de la dangerosité de ce chiffre elle ne faisait en revanche aucun doute. Des amis sont venus me rendre visite pour me soutenir et pour comprendre. Héloïse aussi, c’est une femme qui pardonne. Mais moi le puis-je ?
Déjà tout recommençait à se troubler dans mon esprit. J’ai essayé d’expliquer ce qui c’était passé mais sans succès, aucun agencement de mots ne m’a semblé satisfaisant alors que je gardais intacte la conviction de la vérité profonde des mes actes. Tout avait été tellement lumineux et au moment où il fallait raconter, tout s’obscurcissait.
A partir de là, un jour après, une semaine après mon internement, les choses sont redevenues intensément floues. Comme avant la crise. Comme toujours.
Deux mois plus tard, je suis sorti de la clinique du Trianon.
Je mène une vie normale.
Un flot continu d’angoisse m’irrigue.
Je suis suivi deux fois par semaine. La liste de mes médicaments réjouit l’industrie pharmaceutique.
Le malaise est plus fort qu’avant, plus contenu aussi. Comment dire ?
J’ai peur.
J’évolue dans un monde globalement incompréhensible dans lequel j’existe de manière inexpliquée. Je ne suis pas guéri. De quoi ? En tout cas, je ne vais pas mieux. Ça, je peux le certifier sur l’honneur.
Les traitements et les thérapies font comme un barrage de brindilles dans un torrent, avec des petits morceaux de moi identifiés, numérotés, classés, dont le sens profond m’échappe.
De temps en temps, ce travail de castor cède et je m’éparpille.
Je fais une nouvelle crise. Alors tout redevient parfaitement clair, et l’on m’interne de nouveau.

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