jeudi 11 avril 2013

Une lettre


Tout de suite elle avait reconnu sa calligraphie. Les boucles des lettres, longues et penchées, pressées de fuir, pressées de vivre.
Elle avait reconnu sa calligraphie et son cœur s’était mis à battre.
Depuis, à chaque fois qu’elle sortait la lettre du coffret caché sous le lit, son cœur s’emballait, sa vue se brouillait.
Le cœur battait en vain. Les larmes coulaient en vain.
La lettre était arrivée avec la pluie et le vent. Un jour de novembre aussi inéluctable que le malheur. Des mois après le départ de Pierre.
Le chemin de terre collait aux semelles et l’eau ruisselait des feuilles brunâtres que les bourrasques arrachaient et jetaient dans un linceul de boue.
Dans la boîte aux lettres, une petite enveloppe à la blancheur phosphorescente.
Elle avait dégringolé la pente jusqu’au fond du vallon, jusqu’à la maison. La lettre sur le cœur tremblant pour la protéger des gouttes, de l’inéluctable novembre. Plus tard, ce sont les larmes qui ont imprimé au papier de petites auréoles de chagrin.
Elle avait décacheté l’enveloppe et déplié la lettre. Une simple feuille de papier sans quadrillage ni fioritures. Quelques lignes seulement à l’encre bleue.
Elle avait reconnu son prénom, en haut à gauche. Du reste, elle n’avait rien saisi.
Les lettres longues et pressées s’enchaînaient les unes aux autres, les mots se suivaient en ordre mystérieux.
Des jours, des jours. Avec la lettre sur le cœur, sur l’oreiller, sur les genoux. La lettre aux mots indéchiffrables. Sauf son prénom.
Son prénom seul. Cinq pauvres lettres. Nul écrin de promesses, de tendres murmures. Il n’avait pas écrit Ma chère Marie, Marie ma bien-aimée mon unique, Marie ma toute-belle. Juste Marie. Et les quelques lignes ensuite brèves et sèches finirent de la convaincre qu’il s’agissait d’une lettre d’adieu. Il lui semblait que si elle avait été d’amour même une feuille entière n’aurait suffi à contenir le flot des sentiments brûlants et des serments inouïs. Dire à quel point il l’aimait aurait dû demander au moins trois ou quatre pages.
C’était fini. L’amour fou jeté dans un linceul de boue. C’était fini. Quelques étreintes à perdre la raison, une moisson de promesses et en guise d’été un jeune homme fougueux débordant d’appétit pour la vie et le vaste monde. Il était parti. Elle le rejoindrait, espérait-elle. Il était parti et le vaste monde était si étourdissant de merveilleux possibles et de radieuses jeunes filles. Elle n’y avait pas sa place. Sa place à elle était au milieu de ces champs argileux et infertiles hérissés çà et là de ruines. C’est à ce destin-là sous la brume rouille qui jamais ne se lève qu’elle appartenait, à ce trou pourri.
La chance comme un feu follet s’est évanouie. Les jours ont passé, les années sont tombées les unes sur les autres comme des pelletées de terre.
L’enfant était née, mais même l’enfant n’avait pas su éclairer la brume rouille et dès qu’elle avait pu elle avait couru de toute la force de ses jambes blêmes à travers le paysage boueux, vers le pensionnat d’abord, les lumières falotes de la bourgade la plus proche, pas la ville encore mais la vie déjà un peu.
Elle, elle était restée. Comment partir ? Elle ne savait pas courir, ni fuir ni vivre. Elle s’était ratatinée comme une petite pomme aigre.
Certains soirs interminables qui durent des mois, certains matins brumeux de novembre quand le vent gifle la terre, elle sort la lettre. Elle ne devrait pas, non. C’est comme si elle s’obligeait à se souvenir de son enterrement. Elle sort la lettre. Invariablement, le cœur bat et les larmes coulent sur les mots illisibles. Elle n’a jamais osé demander. À qui aurait-elle pu ? Elle ne connaît personne sauf quelques paysans courbés sur l’argile infertile, quelques hautaines connaissances croisées en ville. À qui aurait-elle pu sans trahir leur amour secret ? à qui aurait-elle pu sans la honte de son ignorance ?
Elle a laissé les années tomber les unes sur les autres comme des pelletées de terre.
Depuis quelques mois, une infirmière vient deux fois par semaine pour les soins et parler un peu. C’était ça ou la maison de retraite en ville à côté de la vie bruyante de sa fille, à constamment gêner et être mal à l’aise. Elle préfère sa vie minuscule de vieille pomme aigre. Va pour l’infirmière !
Elle s’appelle Iris. Elle est gentille et d’humeur joyeuse, plus attentionnée que ne l’exige sa fonction. À chaque visite, elle apporte du pain frais et s’arrête au bord de la route relever le courrier aux boîtes aux lettres suspendues au mur en ruines de l’ancienne auberge. Tout est tellement abandonné par ici.
Le plan a germé très vite. Sa vue est si basse maintenant et même avec les lunettes, Iris, si vous saviez la fatigue que ça me cause. Elle a ressorti d’un carton de vieux livres de sa fille, des romans que l’on étudie en classe, Les Misérables ou Jean de Florette. Iris lit d’une belle voix veloutée qui sait marquer les silences. Elle a plaisir à entendre les histoires, elle en redemande. Elle ressort aussi de vieux papiers, des actes de propriété, d’anciens articles de presse, elle ne sait plus de quoi il s’agit et Iris lit.
Vient le jour de la lettre. Elle lui tend l’enveloppe. Entre les doigts d’Iris la lettre se défroisse. Sur le papier jauni se dessinent toujours malgré l’encre bleue délavée les longues boucles des lettres, penchées, pressées. Quelques lignes brèves et sèches. Le cœur bat à tout rompre et les larmes viennent qu’elle ravale, ravale. Elle fixe par la fenêtre le coin de ciel brouillé de rouille et la voix d’Iris s’allume sur le mystère des mots.
Marie,
Je suis arrivé à Tanger. La ville est immense, bleue et blanche. Le ciel est comme tu n’en as jamais vu, si haut, et la lumière tellement aveuglante qu’on doit garder en permanence ses lunettes de soleil. Je suis entré à la fabrique de l’ami de mon oncle. Je gagne de quoi vivre bien. J’ai loué pour nous une maison, toute petite et sans fenêtre mais ici il n’y en a pas besoin, tu verras. Notre rêve est au bout de mes doigts et bientôt au creux de ta main.
Je reviens te chercher. Je t’attendrai le jour des Rois, et toute la nuit aussi s’il le faut, à la grange du puits. Si tu m’aimes toujours, sois-y et sois à moi.
Pierre

Aucun commentaire: