Tout de suite elle avait reconnu sa
calligraphie. Les boucles des lettres, longues et penchées, pressées de fuir,
pressées de vivre.
Elle avait reconnu sa calligraphie et son
cœur s’était mis à battre.
Depuis, à chaque fois qu’elle sortait la
lettre du coffret caché sous le lit, son cœur s’emballait, sa vue se brouillait.
Le cœur battait en vain. Les larmes coulaient
en vain.
La lettre était arrivée avec la pluie et
le vent. Un jour de novembre aussi inéluctable que le malheur. Des mois après le
départ de Pierre.
Le chemin de terre collait aux semelles
et l’eau ruisselait des feuilles brunâtres que les bourrasques arrachaient et
jetaient dans un linceul de boue.
Dans la boîte aux lettres, une petite
enveloppe à la blancheur phosphorescente.
Elle avait dégringolé la pente jusqu’au
fond du vallon, jusqu’à la maison. La lettre sur le cœur tremblant pour la
protéger des gouttes, de l’inéluctable novembre. Plus tard, ce sont les larmes
qui ont imprimé au papier de petites auréoles de chagrin.
Elle avait décacheté l’enveloppe et
déplié la lettre. Une simple feuille de papier sans quadrillage ni fioritures.
Quelques lignes seulement à l’encre bleue.
Elle avait reconnu son prénom, en haut à
gauche. Du reste, elle n’avait rien saisi.
Les lettres longues et pressées s’enchaînaient les unes aux autres, les mots se suivaient en ordre mystérieux.
Les lettres longues et pressées s’enchaînaient les unes aux autres, les mots se suivaient en ordre mystérieux.
Des jours, des jours. Avec la lettre sur
le cœur, sur l’oreiller, sur les genoux. La lettre aux mots indéchiffrables.
Sauf son prénom.
Son prénom seul. Cinq pauvres lettres. Nul
écrin de promesses, de tendres murmures. Il n’avait pas écrit Ma chère Marie,
Marie ma bien-aimée mon unique, Marie ma toute-belle. Juste Marie. Et les
quelques lignes ensuite brèves et sèches finirent de la convaincre qu’il
s’agissait d’une lettre d’adieu. Il lui semblait que si elle avait été d’amour même
une feuille entière n’aurait suffi à contenir le flot des sentiments
brûlants et des serments inouïs. Dire à quel point il l’aimait aurait dû
demander au moins trois ou quatre pages.
C’était fini. L’amour fou jeté dans un
linceul de boue. C’était fini. Quelques étreintes à perdre la raison, une
moisson de promesses et en guise d’été un jeune homme fougueux débordant
d’appétit pour la vie et le vaste monde. Il était parti. Elle le rejoindrait,
espérait-elle. Il était parti et le vaste monde était si étourdissant de merveilleux
possibles et de radieuses jeunes filles. Elle n’y avait pas sa place. Sa place à
elle était au milieu de ces champs argileux et infertiles hérissés çà et là de
ruines. C’est à ce destin-là sous la brume rouille qui jamais ne se lève
qu’elle appartenait, à ce trou pourri.
La chance comme un feu follet s’est
évanouie. Les jours ont passé, les années sont tombées les unes sur les autres
comme des pelletées de terre.
L’enfant était née, mais même l’enfant
n’avait pas su éclairer la brume rouille et dès qu’elle avait pu elle avait
couru de toute la force de ses jambes blêmes à travers le paysage boueux, vers
le pensionnat d’abord, les lumières falotes de la bourgade la plus proche, pas
la ville encore mais la vie déjà un peu.
Elle, elle était restée. Comment
partir ? Elle ne savait pas courir, ni fuir ni vivre. Elle s’était
ratatinée comme une petite pomme aigre.
Certains soirs interminables qui durent
des mois, certains matins brumeux de novembre quand le vent gifle la terre, elle
sort la lettre. Elle ne devrait pas, non. C’est comme si elle s’obligeait à se
souvenir de son enterrement. Elle sort la lettre. Invariablement, le cœur bat
et les larmes coulent sur les mots illisibles. Elle n’a jamais osé demander. À
qui aurait-elle pu ? Elle ne connaît personne sauf quelques paysans courbés sur
l’argile infertile, quelques hautaines connaissances croisées en ville. À qui
aurait-elle pu sans trahir leur amour secret ? à qui aurait-elle pu sans la honte de son ignorance ?
Elle a laissé les années tomber les unes
sur les autres comme des pelletées de terre.
Depuis quelques mois, une infirmière vient
deux fois par semaine pour les soins et parler un peu. C’était ça ou la maison
de retraite en ville à côté de la vie bruyante de sa fille, à constamment gêner
et être mal à l’aise. Elle préfère sa vie minuscule de vieille pomme aigre. Va
pour l’infirmière !
Elle s’appelle Iris. Elle est gentille et
d’humeur joyeuse, plus attentionnée que ne l’exige sa fonction. À chaque
visite, elle apporte du pain frais et s’arrête au bord de la route relever le
courrier aux boîtes aux lettres suspendues au mur en ruines de l’ancienne
auberge. Tout est tellement abandonné par ici.
Le plan a germé très vite. Sa vue est si
basse maintenant et même avec les lunettes, Iris, si vous saviez la fatigue que
ça me cause. Elle a ressorti d’un carton de vieux livres de sa fille, des
romans que l’on étudie en classe, Les Misérables ou Jean de Florette. Iris lit
d’une belle voix veloutée qui sait marquer les silences. Elle a plaisir à
entendre les histoires, elle en redemande. Elle ressort aussi de vieux papiers,
des actes de propriété, d’anciens articles de presse, elle ne sait plus de quoi
il s’agit et Iris lit.
Vient le jour de la lettre. Elle lui tend
l’enveloppe. Entre les doigts d’Iris la lettre se défroisse. Sur le papier
jauni se dessinent toujours malgré l’encre bleue délavée les longues boucles
des lettres, penchées, pressées. Quelques lignes brèves et sèches. Le cœur bat
à tout rompre et les larmes viennent qu’elle ravale, ravale. Elle fixe par la
fenêtre le coin de ciel brouillé de rouille et la voix d’Iris s’allume sur le
mystère des mots.
Marie,
Je
suis arrivé à Tanger. La ville est immense, bleue et blanche. Le ciel est comme
tu n’en as jamais vu, si haut, et la lumière tellement aveuglante qu’on doit
garder en permanence ses lunettes de soleil. Je suis entré à la fabrique de
l’ami de mon oncle. Je gagne de quoi vivre bien. J’ai loué pour nous une
maison, toute petite et sans fenêtre mais ici il n’y en a pas besoin, tu verras.
Notre rêve est au bout de mes doigts et bientôt au creux de ta main.
Je
reviens te chercher. Je t’attendrai le jour des Rois, et toute la nuit aussi
s’il le faut, à la grange du puits. Si tu m’aimes toujours, sois-y et sois à
moi.
Pierre
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